Se lancer comme meneur de jeu

Introduction
1 – ne pas se laisser intimider par les règles
1.1 – Phase 1 : Comprendre l’essentiel
1.2 – Phase 2 : règles spécifiques
1.3 – Phase 3 : révision, compilation et prises de notes

2 – nourrir son imaginaire
2.1 – D’où venons-nous ?
2.2 – Que faisons-nous ?
2.3 – Où allons-nous ?

2.3.1 – préparer sa séance
2.3.2 – Les notes en jeu
2.3.3 – remettons ça en perspective

3 – s’amuser avec les joueurs

3.1 – L’art de lâcher prise
3.2 – se mettre dans l’ambiance
3.2.1- faire un résumé de l’épisode précédent
3.2.2 – maintenir l’immersion… ou pas.
3.3 – Nous ne sommes ni au tribunal, ni au bureau
3.4 – Les joueurs toxiques
3.4.1 – de quoi on parle, là ?
3.4.2 – gérer les joueurs toxiques

3.4.3 – relativisons un peu
3.5 – La triche
3.6 – Le respect de ses partenaires
3.6.1 – les personnages et leurs joueurs
3.6.2 – La sécurité émotionnelle

Et si on résumait tout ça ?
Pour aller plus loin


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Nouvelles réflexions sur l’écriture professionnelle de scénarios

version 2.0 – mai 2024

SOMMAIRE
Note d’intention et préambule

I – Considérations de base
1.1 – Le style

1.2 – En fait, c’est quoi un scénario ?
1.2.1 – Fin ouverte
1.2.2 – Fin fermée

1.3 – La structure du scénario
1.3.1 –  exemple de structure logique : le Canevas
1.3.2 – autre exemple de structure logique : les éléments constitutifs

II – Contingences d’écriture
2.1 – Le découpage en actes et scènes
2.1.1 – Étude de cas
2.1.2 – Nommer les actes et scènes

2.1.3 – Décrire ou ne pas décrire une scène

2.2 – Les informations contextuelles
2.2.1 – Détendez-vous et respirez un bon coup
2.2.2 – Le diagramme des relations

2.2.3 – cartes et plans

2.3 – Cas particulier : le donjon 
2.3.1- Les liens internes
2.3.2 – rencontres aléatoires

2.4 – Linéarité, liberté et prestidigitation

2.4.1 – Les quêtes annexes optionnelles
2.4.2 – Le faux embranchement. 
2.4.3 – Éviter les impasses

2.4.4 – Contremesures
2.4.5 – Préparer sa conclusion

2.5 – les trames multiples
2.5.1- contraintes particulières.
2.5.2 – conclure un scénario à trames multiples

2.6 – personne sur la ligne d’arrivée.

III – Juste avant de s’y mettre
3.1 – Connaître le système de jeu

3.1.1 – Quelques exemples à petit budget pour compliquer la vie des PJ :

3.2 – Un peu de style, pour la route ?
3.2.1 – Les effets de style
3.2.2 – L’art de ne pas en faire des tonnes
3.2.3 – La fiche récapitulative

IV – quelques astuces issues de la dramaturgie
4.1 – Le MacGuffin
4.2 – Le fusil de Chekov
4.3 – La fausse piste (aussi dit “le hareng rouge” ou red herring en anglais)
4.4 – le flashforward

V – quelques considérations annexes
5.1 – le PNJ de Schrödinger
5.2 – de l’usage intelligent de la trahison
5.2.1 – Pourquoi trahir ?
5.2.2 – La trahison dans les univers “sombres et réalistes”

Lien de téléchargement

Dans l’ombre d’Hadès

Voici une aide de jeu pour Alien, le jdr. Elle décrit une colonie planétaire des Amériques-Unies, ses principaux habitants et les enjeux qui les concernent.

Cette aide de jeu est une forme plus aboutie d’un contexte que j’ai utilisé en tant que meneur pour faire jouer des personnages colons dans l’univers d’Alien durant le confinement.

TELECHARGEMENT

L’impasse éthique des « prompt artists »

Quelques réflexions sur les prompt artists et l’argument « je ne fais qu’utiliser un outil, j’y apporte ma vision en tant qu’artiste »

Alors, mettons-nous une seconde à leur place : vous êtes un prompt artist, qui utilise donc un logiciel de pseudo IA pour composer des illustrations à partir de sources rassemblées sur internet, sans que vous puissiez avoir d’assurances sur leurs origines.

Si demain j’utilise votre travail pour créer une oeuvre, en disant que j’y apporte ma vision et que je n’ai fait qu’utiliser un outil créé par d’autres, il y a théoriquement (on y reviendra plus bas…) deux possibilités :

Possibilité 1 – vous estimez que votre travail est fait pour servir à autrui, et donc, que je peux m’en servir comme je veux, y compris pour faire du fric. C’est à dire que vous considérez votre propre travail comme un outil qui peut servir à d’autres, point. Donc, vous n’êtes pas un artiste, vous êtes un fabricant de pinceau. Que j’accède à votre pinceau gratuitement parce que c’est votre choix est appréciable, mais ça n’est donc pas une oeuvre, et vous ne pouvez vous dire artiste. Et je n’ai rien contre les fabricants de pinceau, juste pour dire. Bien au contraire.

Possibilité 2 – vous estimez que ça reste votre travail, que c’est une « oeuvre » et qu’au minimum, je devrais vous demander la permission de m’en servir. Voire ne le faire qu’à certaines conditions (je vous renvoie à toutes les licences open source existantes). Par extension, vous pourriez dire « je ne suis qu’un fabricant de pinceau et vous pouvez vous en servir sous certaines conditions ». C’est précisément ce que les outils de création 3D comme DAZ Studio entre autres proposent comme modèle économique : un outil de base gratuit, mais qui ne peut fonctionner de façon intéressante qu’en achetant des « pinceaux » (personnages, objets, décors, poses, lumières…) aux producteurs du logiciel, ou à des créateurs tiers.

Soit je respecte votre choix, quelle que soit sa forme, et donc nous allons vers une relation mutuelle : je paie pour utiliser votre « pinceau » à des fins commerciales, ou je conviens de ne proposer que des créations originales gratuites avec, si je le prends gratos parce que vous me le permettez.

Soit j’en ai rien à faire : j’ai volé votre pinceau, ou je l’utilise en dehors des conditions que vous souhaitez. Et donc, vous pouvez retourner vous coucher avec le compte en banque aussi vide, pendant que je regarde le mien grossir grâce à vous.

Comme vous n’avez aucun contrôle sur les données que votre logiciel de composition utilise, vous n’avez que les promesses éventuelles de ses propriétaires que toutes ces données sont libres de droits, ou le produit de créateurs qui ont accepté que d’autres les utilisent. C’est-à-dire que vous utilisez les déclarations d’honnêteté (sincères ou non) d’une entreprise commerciale pour défendre votre positionnement éthique.

Nous avons vu avec Midjourney qu’au moins un de ces logiciels ne contrôle absolument pas si toutes les données (images) qu’il utilise sont ou pas librement mises à disposition de ses utilisateurs par leurs créateurs.

Comme il ne se passe pas une semaine sans que quelque part dans les médias une entreprise « respectable » – quel que soit son secteur d’activité – soit publiquement prise à raconter des conneries, on mesure facilement les limites de leurs engagements et de leur attachement aux normes légales, ou aux chartes, qu’elles prétendent respecter. Il n’y a aucune raison que celles qui font de la pseudo-IA se comportent différemment des autres.

A-u-c-u-n-e.

Et nous avons vu que dans l’état actuel de la législation, une illu produite par Midjourney ou un autre logiciel ne peut pas être copyrightée : vous ne pouvez prétendre en détenir la propriété et donc, elle devient à son tour un « outil » utilisable par tout le monde et n’importe qui. C’est l’US Copyright Office qui a tranché en février, et il n’y a pas pour l’instant de législation par chez nous qui dise le contraire. Ce qui nous ramène à la possibilité 1, de toute manière.

In fine, nous avons donc quoi ? Des artistes dont le travail est repris sans leur accord, par des gens comme vous, dont le travail qu’il soit rémunéré ou pas peut être repris à n’importe quel moment par moi, que je compte ou non faire du fric avec.

Qui est gagnant ?

– pas les artistes qui ont vu leurs œuvres alimenter un logiciel sans donner leur autorisation

– pas vous, à partir du moment où je vais vous traiter comme vous les traitez, eux.

– pas moi, parce que n’importe qui pourra me faire le même coup.

Par contre, les propriétaires de Midjourney, eux, ils continueront à se faire du pognon grâce à nos abonnements, qui perpétueront le système. Et incidemment, qui permettront à leur logiciel d’apprendre et à ses concepteurs de le faire évoluer. Pour qu’il devienne de plus en plus performant.

Jusqu’au moment où il pourra probablement vous produire cinq mille images en deux minutes si vous lui dites juste « j’ai besoin d’un portrait d’untel en costume de telle époque et dans un décor de tel style ». Vous aurez donc droit à cinq mille variations utilisant les règles de composition que les artistes apprennent et que le logiciel saura utiliser plus rapidement qu’eux, et vous n’aurez plus qu’à choisir celles qui vous plaisent. Parce que toutes les demandes faites par les « prompt artists » auront permis de perfectionner et de rendre plus autonome le logiciel.

Vous aurez, nous aurons, juste permis la production industrielle et automatisée d’images pour inonder internet avec. Pour le plus grand bonheur des propriétaires des pseudo-IA, des entreprises qui vendent de l’espace publicitaire, de celles qui appâtent le chaland avec des jeux bidon utilisant de l’art automatisé, et de tous les bouffeurs de bande passante qui font du pognon à coups de clic.

Ou seront les artistes, ce jour là ? Nulle part.

Et votre compte en banque sera aussi vide que le mien.

Morale de l’histoire : une course rapporte toujours plus à ceux qui l’organisent qu’à ceux qui y participent. Surtout quand à la fin, elle ne leur rapporte rien.

Réflexions sur l’écriture professionnelle de scénarios

Note d’intention et préambule
Dans ce texte, nous allons parler de scénarios de jeu de rôle destinés à être publiés (dans un ouvrage ou sur un site) pour être lus et utilisés par d’autres personnes. Cette distinction par rapport aux scénarios que nous créons pour notre propre usage permet de s’intéresser à des contraintes spécifiques, dont on a rarement conscience avant de se retrouver les mains dans le cambouis.
Nous allons exclusivement parler de scénarios créés pour des jeux suivant les principes traditionnels meneur+joueurs, simplement parce qu’ils restent encore majoritaires dans la pratique du public, ainsi que dans les publications professionnelles, notamment les magazines et recueils de scénarios.

J’appelle “scénario professionnel” toute création visant à donner à quelqu’un d’autre une histoire qu’il peut faire jouer avec ses partenaires, sans aucune intervention de l’auteur. Peu importe que vous fassiez cela dans une pige de magazine, pour un éditeur, à votre propre compte ou même pour le partager gratuitement : si votre création a pour but premier d’être utilisée par quelqu’un d’autre, à mon sens, vous vous placez de fait dans le champ technique de l’écriture professionnelle. 

Avant toute chose
Ce texte, que vous trouverez en version PDF tout en bas de cette page, n’est pas une méthode ni un traité, mais un ensemble de concepts qui résulte de ma propre expérience, et d’un certain nombre d’échanges avec d’autres auteurs. Il ne doit donc pas être considéré comme un produit prêt à l’emploi, ou un truc à asséner à vos potes pour faire style “moi, j’ai lu que…” mais plutôt comme une boîte à outils autour de quelques concepts centraux. Il y a donc dans les lignes qui suivent des choses qui vous sembleront certainement familières, voire évidentes. Cependant l’expérience de nombreux scénarios professionnels que j’ai pu lire, ou faire jouer, voire même écrire, m’a amplement démontré que certaines évidences le sont tellement que beaucoup de gens ne pensent plus devoir les mettre en pratique, ou oublient de le faire. 

Une petite précision essentielle
Je vais le dire dés maintenant, parce que l’analogie me semble importante pour éviter qu’on aille se perdre dans des concepts erronés : écrire du scénario de jdr, ou même un jeu de rôle, c’est comme faire de la cuisine. On apprend plein de méthodes si on veut devenir cuisinier pro, ou même un bon cuisinier dans son coin, mais 80% des acquis, ils relèvent du feeling, de l’impro, des trucs et astuces, et surtout, surtout, de l’expérience. Les techniques, les savoir-faire de base, les recettes, constituent le socle sans lequel on ne peut apprendre sérieusement par soi-même, ainsi que des pans entiers d’expérience et de spécialisation dans lesquels on peut puiser pour nourrir sa pratique. Surtout si on veut s’aventurer en dehors des champs dans lesquels on a déjà développé une certaine expertise.

Mais, si vous aimez faire la cuisine, vous savez que tôt ou tard, vous allez remanier une recette, ignorer certaines recommandations, improviser un truc que vous utiliserez à chaque fois que certains ingrédients, ou qu’un mode de cuisson précis, entrent en ligne de compte, et ainsi de suite. C’est à dire que vous aller user de votre pratique, de votre expérience, pour vous affranchir d’une partie des savoir-faire appris dans des livres, sur internet ou auprès de personnes plus expérimentées. 

En fin de compte
Vous proposer ce texte est aussi un moyen pour moi de synthétiser et mettre en forme mes acquis, ainsi que de faire le point sur les expertises qu’il me semble important d’apprendre, ou de perfectionner. Cette dernière précision, avant de passer aux choses sérieuses, vise à rappeler que l’écriture, comme n’importe quelle autre activité artistique ou technique, ne procède pas par une accumulation de savoir-faire et d’expérience permettant d’atteindre un sommet ou un plateau.

Ça ne marche pas par des paliers de points d’expérience, tout simplement.

Nos parcours, nos prédispositions et nos affinités divergent, et chacun de nous a encore bien des choses à apprendre. Prenez donc ce qui suit comme une vision personnelle, celle de quelqu’un qui continue à avancer et à apprendre, et qui essaie juste de vous donner des trucs pour que puissiez en faire autant de votre côté. Sans avoir à forcément passer par toutes les impasses, chausse-trappes et embuches que j’ai pu connaître. 

I – Considérations de base
Écrire un scénario de façon professionnelle implique de réaliser un produit fini, sur lequel vous ne pourrez pas revenir par la suite afin de l’amender. Ainsi, un scénario professionnel doit à mon sens être écrit en tenant compte des trois points suivants : 

1 – le scénario doit être autonome : le lecteur/meneur ne se retournera pas pour vous trouver derrière son épaule, et il n’aura pas votre numéro pour vous appeler en cas d’incompréhension. Donc, il doit pouvoir se débrouiller tout seul. Il peut avoir besoin de se référer à d’autres produits du jeu, ou même à une annexe en ligne, mais il faut qu’il puisse utiliser votre travail sans votre aide, et qu’il n’ait pas l’impression d’un travail bâclé et inachevé. Si vous le renvoyez à d’autres ouvrages (pour un point de règle, ou les stats d’une créature par exemple), pensez si possible à fournir les numéros de page essentiels. Surtout si l’ouvrage en question ne possède pas un sommaire très détaillé, ou est dépourvu d’index utile. Oui, c’est idiot, mais plein d’auteurs de scénarios n’y pensent jamais (et moi, pas si souvent que ça…). En plus, une proportion appréciable de bouquins de base, ne parlons pas des suppléments, est remarquablement mal indexée.

2 – le scénario doit être cohérent. Une de vos tâches les plus évidentes et cruciales sera donc d’éviter les incohérences internes. Sans le citer, je connais un scénario commercial, produit par un éditeur prestigieux, et plusieurs fois relu avant publication, dans l’introduction duquel l’auteur évoque et nomme un PNJ secondaire qui doit apparaître ensuite… et surprise, le moment venu, c’est un autre PNJ, sorti de nulle part et sur lequel on ignore tout, qui surgit à sa place. Le PNJ annoncé à l’origine a disparu, et un autre a pris son rôle sans qu’on le voie venir. Dans vos relectures, assurez-vous que si vous avez changé d’avis sur un point, il ne reste pas de trace de la version d’origine. Il y a bien d’autres incohérences possibles, mais si vous évitez déjà ce genre de choses, croyez-moi, vous éviterez aussi de dégringoler en crédibilité. 

3 – le scénario doit être ergonomique : on doit pouvoir s’y retrouver, et l’utilisateur ne doit pas avoir à farfouiller pendant cinq minutes dans votre scénario en pleine partie parce qu’il lui manque un truc important, un élément crucial de ce que vous lui proposez. Ce qui signifie par conséquent que vous devez veiller à ce que toute idée importante qui vous semble évidente le soit aussi pour le lecteur. Pour que votre scénario soit exploitable, il doit donc être construit de manière logique. En jeu, soit le meneur devra pouvoir retrouver facilement les informations utiles au moment approprié, sans que ses joueurs poireautent, soit vous les aurez suffisamment mises en avant pour qu’il les garde en tête. Tablez plutôt sur le premier cas de figure, étant donné que vous ne savez pas du tout qui vous lira. 

1.1 – Le style

L’objectif d’un scénario est de proposer du matériel de jeu, et rien de plus. Cela impose un style assez direct et un peu de mise en page de manière à mettre en avant les informations importantes.
Mais puisqu’on parle de style, il me semble important (notamment à travers mes collaborations avec d’autres auteurs de jdr, en particulier lorsque je débutais dans cette activité, ainsi que les gens avec lesquels j’ai travaillé à l’époque) d’aborder un point essentiel : vous n’écrivez pas un scénario pro pour montrer à quel point vous pourriez être un bon romancier.

Vous n’êtes pas là pour prouver que vous avez un beau style.

Et vous n’êtes pas là pour écrire une histoire achevée à lire mais une histoire potentielle à mettre en scène.

Cela ne veut pas dire que votre écriture doit être aride et froide, mais ça n’est pas sur votre style que votre scénario doit être construit. Quelques effets de style sont utiles, très utiles même, et nous en reparlerons, mais ne vous y trompez pas : la forme d’un scénario repose bien plus sur sa structure et sa logique que sur de jolies phrases. 

De même, évitez autant que possible les mini-nouvelles d’introduction et autres textes d’ambiance. Si vous voulez absolument en mettre, soyez court et concis. Si l’ensemble de votre texte fait 50.000 signes et qu’il commence par une petite nouvelle d’intro de 10.000 signes, vous avez donc déjà utilisé 20% de votre signage juste pour raconter une histoire qui *précède* le scénario et dans l’écrasante majorité des cas, sert simplement à poser le cadre, sans fournir beaucoup d’informations utiles. Ou, tout au moins, on aurait pu les fournir en prenant trois fois moins de place. 

Parlons signage une seconde.
Pour mémoire, quand un éditeur ou un auteur parle de signes ou de signage, il parle non seulement des caractères (lettres, chiffres…), mais aussi de la ponctuation, ainsi que des espaces et retours à la ligne. Donc, oui, ça grimpe très vite. N’importe quel traitement de texte peut vous indiquer à tout moment le signage de votre fichier. Beaucoup de scénarios publiés en magazine, et même une bonne quantité de ceux qu’on trouve dans les livres de base ou les recueils de nos jeux, tournent autour de 30.000 à 50.000 signes. En matière de rémunération, les auteurs de scénarios sont le plus souvent payés au signage, et l’éditeur fournit une fourchette min/max dans laquelle vous devez faire entrer en entier votre texte. Oui, dans cette limite doivent aussi se trouver les caracs des PNJ et créatures, ainsi que les éventuelles aides de jeu. Si votre éditeur vous impose ces restrictions, c’est aussi parce qu’il a un nombre de pages limitées à vous offrir pour déployer votre talent. Surtout s’il s’agit de produire un livre ou d’insérer votre scénario dans un mag imprimé au final. Si on ne parle que de parutions en PDF, Epub ou autre, les contraintes ne sont pas les mêmes. 

Donc, il me semble préférable de vous dire de limiter au strict minimum,voire d’éviter, les nouvelles d’intro et autres textes d’ambiance qui dépassent un court paragraphe. Après, rien ne l’interdit, évidemment. Et peut-être que vous avez en plus un talent réel pour lier ça au reste du scénario, tout en posant une certaine ambiance. Moi, en tous cas, je n’ai pas de telles aptitudes. 

1.2 – En fait, c’est quoi un scénario ?
Comme toute histoire, un scénario de jdr repose sur une situation initiale et une conclusion. Tout ce qui se passe entre les deux concerne les joueurs, ce qu’ils vont faire et décider.

La situation initiale est soit problématique en elle-même (par exemple : les PJ sont confrontés à un baron tyrannique qui n’aime pas les étrangers), soit le résultat d’un déséquilibre induit par l’action des antagonistes (par exemple : la vallée où les PJ vivaient en paix est brutalement envahie). La conclusion sera donc soit de changer la situation initiale (= renverser le tyran) soit de rétablir un état normal en annulant le déséquilibre (= chasser les envahisseurs).

Les deux formes de situation initiale peuvent cohabiter dans un même scénario. Par exemple, si on prend l’histoire classique de Robin des Bois, nous avons une situation initiale problématique (le roi Jean sans Terre et le sheriff sont des tyrans) et un équilibre à rétablir (le roi Richard est prisonnier à l’étranger). En concevant le scénario, on peut donc se contenter d’orienter les enjeux sur un axe précis, comme lutter contre les tyrans (c’est justement l’axe de Robin des Bois dans ses différentes adaptations), ou utiliser les deux (il faut harceler les sbires de Jean et libérer Richard pour qu’il prenne le trône).

1.2.1 – Fin ouverte
Dans le cas d’une fin ouverte, il y aura des conséquences plus ou moins directes aux actions accomplies par les PJ, après le scénario. Un adversaire qui leur échappe pourra chercher à se venger, ou certains nobles pourraient vouloir éliminer les PJ parce qu’ils ont aidé l’héritier légitime à monter sur le trône, ou l’épée trouvée dans la tombe qu’arbore désormais un PJ est un objet convoité par diverses factions, voire possède une conscience et des intentions bien précises…

Dans le jargon des séries TV, on appelle ce type d’histoire un serial, c’est à dire que certains protagonistes réapparaîtront par la suite, ou qu’un enjeu deviendra une sorte de fil rouge récurrent, ce qu’on appelle aussi un arc narratif. Proposer des pistes au lecteur, voire des accroches, pour gérer cette fin ouverte est indispensable. Et si vous écrivez par la suite un second scénario dans le même contexte, même s’il ne s’agit pas d’une suite directe du premier, ça fait toujours plus pro de voir réapparaitre une de ces pistes. L’exemple le plus classique, à la limite de l’éculé, c’est le méchant du scénario précédent qui réapparaît dans celui-ci, parce qu’il est en concurrence directe avec les PJ pour l’enjeu du moment.
Généralement, vous écrivez votre scénario numéro 2 comme si le méchant était mort/en taule et un nouveau PNJ sert d’antagoniste, mais comme dans le scénario 1 vous aviez prévu la possibilité que votre méchant s’en sorte, vous n’avez qu’à ajouter deux lignes dans le scénario 2, où vous rappelez que s’il est encore libre d’agir, il pourrait très bien prendre la place du nouveau PNJ antagoniste. En tant que joueurs, nous avons une très nette prédisposition à vouloir utiliser ce genre d’occasions pour régler de vieux comptes une fois pour toutes. Et comme le meneur a déjà géré ce PNJ, il saura facilement quoi en faire.

1.2.2 – Fin fermée
A l’inverse, une fin fermée fait de votre scénario une histoire à part entière, sans conséquences directes si ce n’est pour la prospérité et l’expérience des PJ, et sans lien avec le scénario suivant. Un épisode procedural comme on dit dans le jargon des séries. C’est-à-dire que si vous écrivez plusieurs scénarios dans le même contexte, ils sont indépendants et autonomes, sans aucun lien entre eux. Un même PNJ peut d’ailleurs jouer des rôles sensiblement différents d’un scénario à l’autre (être le commanditaire des PJ dans l’un, et leur antagoniste dans un autre, et un simple figurant dans un troisième, etc…).
A priori, c’est plutôt ce genre de scénario que l’on attend de vous la plupart du temps si vous écrivez pour un magazine, par exemple. Cependant, vous pouvez quand même l’agrémenter d’une ou deux accroches finales, afin d’obtenir une fin fermée mais accompagnée de propositions pour les meneurs. Prenez garde, cependant, à ce que ces éventuelles accroches ne prennent pas trop de place, l’important est surtout de proposer un scénario complet. 

1.3 – La structure du scénario
Ce qui suit est à mon sens autant utile pour concevoir un scénario à votre seul usage que pour écrire un scénario professionnel.

1.3.1 –  exemple de structure logique : le Canevas
Un Canevas vous permet déjà de poser vos idées et de s’assurer que les plus essentielles ne débouchent pas sur des impasses ou des contradictions. 

Dans le premier grand projet pro auquel j’ai participé comme auteur, Les Ombres d’Esteren, on trouve divers exemples de Canevas. A l’époque, je m’étais inspiré des DFF (Défis, Focus, Frappes) proposés dans Legend of Five Rings, c’est-à-dire une structure simple visant à poser des accroches et à les développer rapidement, pour que le lecteur puisse s’en emparer ensuite.

Un Canevas est donc un outil qui peut vous permettre de ne pas avoir à écrire un scénario dans son ensemble,mais de rédiger une trame cohérente qui soit peut servir telle quelle, soit peut être utilisée comme pré-brouillon, avant d’attaquer l’écriture du scénario lui-même. 

Comment ça marche ?
Dans Les Ombres d’Esteren, j’avais conçu les Canevas en utilisant la métaphore d’un arbre, parce que l’univers de jeu fait la part belle aux sombres forêts et à la magie animiste. Un Canevas se découpe donc en Racines, Tronc, Branches, Feuilles et Vent. Chacun de ces éléments correspond à un paragraphe à écrire. 

-le paragraphe Racines pose la situation initiale, et ses coulisses, du point de vue du Meneur. C’est là qu’on décrit très brièvement (voire même si besoin en style télégraphique) les ressorts de l’histoire, ainsi que les principaux PNJ impliqués. 

-le Tronc parle de l’implication des joueurs. Comment ils peuvent arriver là et comment la situation leur apparaît au premier abord. N’hésitez pas à modifier vos Racines si vous avez des difficultés à créer dans le Tronc une implication vraisemblable des joueurs. Les bons vieux “vous passiez dans le coin en route pour” et autres ”à l’auberge, le bourgmestre vous parle d’un problème qui” marchent toujours, mais à force, en tant que joueurs, on apprécie un peu plus de variété.

-les Branches concernent les principales décisions que pourraient prendre les joueurs, ou les alternatives les plus évidentes et logiques par rapport à ce qu’ils savent, ou peuvent apprendre. Il ne s’agit pas de faire la liste de toutes les décisions possibles, mais de mettre en évidence les plus logiques par rapport à la situation et aux informations accessibles au joueurs. Concentrez vous sur ces décisions les plus vraisemblables, parce que si vous n’êtes pas vigilant ici, vous risquez de vous retrouver avec un scénario dont la fin la plus évidente sera bancale, ou dont une conclusion très probable n’aura pas été envisagée. Un meneur expérimenté trouvera à se débrouiller sans, mais avouez que ça fait mauvais genre de passer à côté pour l’auteur. Et, oui, ça arrive plus souvent qu’on le pense dans les phases de création. Heureusement que la plupart du temps, tout est lissé et rectifié en relecture, avant la publication finale.

-Les Feuilles se concentrent sur les conséquences du scénario. Ce que deviennent certains PNJ en fonction des actions des joueurs, mais aussi les éventuels changements locaux, voire des accroches possibles pour de futurs scénarios tirant parti de ce qui s’est passé là. On s’intéresse donc surtout à cette partie dans un scénario à fin ouverte.  Pour autant, à moins que votre scénario s’insère d’emblée dans un projet à plus long terme (une campagne en plusieurs actes, par exemple), ça n’est pas ici mais dans les phases précédentes que l’essentiel de votre travail devrait avoir lieu. Quoi qu’il en soit, si vous avez bien fait votre travail à l’étape Branches, Feuilles ne devrait pas vous poser la moindre difficulté.  

-Enfin, Vent vous permet éventuellement de fournir quelques éléments d’ambiance, comme des titres de morceaux de musique, ou de suggérer l’utilisation d’accessoires particuliers. 

En résumé, les paragraphes correspondant à Tronc et Branches sont les plus essentiels. Cependant, ils perdent tout sens si vous avez bâclé Racines au point de passer à côté de ce que sa lecture induit comme histoire. Si vous créez un effet d’annonce et que vous partez sur autre chose, vous allez droit dans le mur. Je l’ai dit et je le rappelle : vous n’êtes pas là pour écrire un roman ou une nouvelle, une tâche qui demande de susciter l’intérêt, de maintenir l’attention et de mener votre lecteur là où vous souhaitez, quitte à le choquer ou le surprendre. Vous êtes là pour lui fournir de quoi animer une séance de jeu, voire plusieurs, sans qu’il ait à concevoir une trame scénaristique et à l’écrire. 

Normalement, selon votre style personnel d’écriture, un Canevas peut prendre d’une quinzaine de lignes à une ou deux pages bien remplies. Posez le, relisez le, si besoin soulignez ou coloriez les trucs les plus importants pour vous assurer que rien n’a été oublié. Une fois que vous avez terminé ça, en fait, vous avez déjà un squelette de scénario jouable. Il n’y a pas de caractéristiques, ni de plans, ni d’aides de jeu et un certain nombre de points demandent à être plus détaillés ou décrits de manière plus exhaustive, mais vous avez déjà fait un bon pas en avant. Maintenant, vous allez pouvoir écrire votre scénario lui-même. 

L’étape du Canevas n’est pas obligatoire, ou peut être modifiée selon vos propres besoins. Si vous êtes du genre à attaquer directement la rédaction, faites le, mais comme vous n’êtes normalement pas chronométré, si vous débutez, écrire un Canevas au préalable peut vous être très utile. 

1.3.2 – autre exemple de structure logique : les éléments constitutifs

Plutôt qu’utiliser un Canevas, on peut aussi construire un scénario par le biais d’une check-list d’éléments nécessaires à son fonctionnement. 

Les éléments de base sont :
-un enjeu pour les joueurs (un objectif à atteindre, ou un problème à résoudre)

-un ou plusieurs obstacles (ennemis, énigmes, pièges, contrainte de temps, décision difficile…)

-une ou plusieurs résolutions selon que les obstacles sont ou non franchis (basiquement, échec ou réussite, mais on peut rendre les choses plus complexes)

A ces éléments indispensables, on peut ajouter :
-un enjeu réel, distinct de l’enjeu apparent, c’est à dire que la situation telle que les joueurs la perçoivent initialement est un prétexte, ou une fausse piste, et que le véritable enjeu est invisible dans un premier temps. Par exemple : les PJ sont des chasseurs de trésors qui ont trouvé une carte menant à une cité perdue, mais en réalité la carte est un faux et vise à les attirer dans les griffes d’un culte maléfique en manque de victimes sacrificielles.

-un retournement ou renversement de situation. Ainsi, un allié se révèle être un traître ou même le grand méchant. Ou encore, les maraudeurs qui attaquent la planète ne sont pas des pillards mais cherchent à libérer leurs familles emprisonnées par un esclavagiste qui se trouve être le gouverneur.
Nota Bene : la découverte de l’enjeu réel ou le renversement de situation sont pour mémoire des exemples basiques de révélation, c’est-à-dire de changement de perspective pour les joueurs. D’ailleurs, enjeu réel et renversement de situation peuvent très bien être simultanés : lorsqu’on découvre que le gouverneur est le véritable méchant, et qu’il n’est donc pas obligatoire de continuer à affronter les maraudeurs. 

-un enjeu principal et des enjeux secondaires : par exemple, il faut neutraliser les orcs qui s’en prennent à la vallée, mais que faire du capitaine de la milice qui est leur complice, et qui le remplacera, sachant que son principal rival pour le poste est lui-même en lien avec des gens louches ? 

-des accroches personnalisées : de manière à ce que certains membres du groupe de PJ soient plus enclins à s’impliquer dans le scénario. Ce point est assez délicat, puisqu’en tant qu’auteur pro, vous ne savez pas qui utilisera votre scénario, en plus d’avoir normalement une contrainte de signage. Cependant, si le cadre de jeu compte des factions, ethnies, nationalités ou religions, vous pouvez toujours – à toutes fins utiles – brièvement donner des pistes dans ce sens. Si l’on reprend notre histoire d’orcs, un PJ demi-orc pourrait vouloir résoudre le problème pacifiquement, ou être l’objet de l’hostilité des locaux, alors qu’un PJ membre de la noblesse pourrait se voir sollicité par le baron local, qui est dépassé par les évènements, ou pourrait être un de ses parents éloignés. A moins que les orcs aient aussi mis la main sur une relique sainte pour la divinité la plus connue dans les parages (= celle qui a le plus de chances d’être vénérée par un PJ), ou se soient installés dans un vieux site sacré. De telles accroches doivent rester courtes et très sommaires – essentiellement parce que vous n’avez aucune garantie qu’elles serviront à quelqu’un – mais si vous pouvez les placer, elles peuvent constituer un plus appréciable. 

(incidemment, si jamais vous vous rendez compte qu’une accroche de ce genre vous plait vraiment en concevant votre scénario, peut-être qu’il vous faudrait penser à changer son enjeu, de manière à ce que ce qui vous parle le plus devienne la thématique principale, ou à tout le moins ne reste pas juste une éventualité à peine esquissée).  

En résumé, donc, la construction par éléments constitutifs vous demande de vérifier que les éléments suivants sont bien présents dans le scénario : enjeu, obstacles et résolution sous sa forme la plus basique et linéaire. Avec en options des enjeux apparents, des enjeux secondaires, des retournements ou renversements de situation et enfin, une ou plusieurs accroches liées aux types de personnage qu’il sera le plus probable de voir dans un groupe évoluant dans ce monde. 

II – Contingences d’écriture
Une fois que vous avez posé la structure du scénario, en utilisant l’une des manières proposées, en les mélangeant ou en vous servant de vos propres outils, l’écriture du scénario lui-même nécessite de garder à l’esprit plusieurs points. 

2.1 – Le découpage en scènes
De nombreux scénarios reprennent de manière visible la trame classique des actes et scènes. Ce découpage fonctionne généralement de la manière suivante :
– une scène concerne un moment précis (qui peut durer quelques minutes pour les PJ, ou plusieurs heures, voire plusieurs jours) durant lequel les joueurs vont devoir surmonter un obstacle afin d’avancer vers la résolution. Cet obstacle peut impliquer un combat, une négociation, un ensemble de tâches (comme des jets de dé permettant de survivre et se nourrir pendant un voyage), une énigme, etc.
– un acte rassemble toutes les scènes se produisant dans une même unité de temps, ou de lieu, ou de finalité.

2.1.1 – Étude de cas
Imaginons un scénario dont l’’enjeu est de s’emparer d’un objet de valeur détenu par un noble dans son palais. Nous décidons qu’il se découpera en trois actes :

L’Acte 1 concerne les mesures que doivent prendre les PJ pour s’introduire dans le palais. Les scènes correspondantes visent à leur donner l’occasion d’obtenir des informations sur les lieux et leur protection, d’apprendre s’il existe une ou plusieurs façons d’y pénétrer. Les Pj ont également l’opportunité de découvrir que d’autres personnes veulent aussi s’emparer de cet objet, et tenter de les neutraliser. Ces scènes concernent plusieurs lieux, et ne seront pas forcément toutes jouées (les joueurs peuvent bâtir leur propre plan à partir d’une poignée d’informations, ou chercher à se renseigner de façon plus exhaustive), mais elles sont rassemblées par la même finalité = trouver un moyen d’entrer dans le palais. 

L’Acte 2 se situe tout entier à l’intérieur du palais. Les scènes qu’il rassemble dépendent de la manière dont les joueurs y ont pénétré (en profitant d’une réception, ou comme des cambrioleurs) selon les possibilités que nous avons décidé de leur offrir dans l’acte 1. S’ils ont pu entrer en profitant d’une réception, les scènes mettront en avant les interactions avec des PNJ (qui peuvent donner lieu à des enjeux secondaires) jusqu’à ce que les PJ parviennent à se faufiler jusqu’à l’endroit où se trouve leur objectif. S’ils sont entrés par effraction, les scènes concerneront donc les diverses difficultés (gardes en patrouille, serrures, pièges et autres contremesures) qu’ils vont devoir surmonter. Par ailleurs, si vous utilisez la possibilité qu’ils aient des concurrents évoquée dans l’Acte 1, et que ces derniers n’ont pas été neutralisés, ils peuvent surgir durant l’Acte 2 et vous devez donc proposer cette éventualité en écrivant le scénario. Dans tous les cas, l’Acte 2 trouvera sa conclusion dans la pièce où se trouve l’objet convoité, au cours d’une ultime scène qui peut impliquer des pièges, des gardiens, voire une alerte et l’arrivée du propriétaire des lieux. L’Acte 2 fonctionne à la fois selon l’unité de temps (ils ne vont pas y passer trois jours, mais tout au plus quelques heures), de lieu et de finalité. 

Enfin, l’Acte 3 va concerner l’exfiltration, ou la fuite, du palais. Si les PJ ont réussi à tromper leur monde ou n’ont pas donné l’alerte, les scènes se concentreront sur les obstacles à une sortie plausible devant tout le monde, ou à une suite d’opérations furtives similaires à celles ayant permis d’entrer dans les lieux. Au contraire, si les PJ ont attiré l’attention, les scènes devront donner au meneur le moyen de gérer leur tentative de fuite plus ou moins violente. Là encore, si les rivaux des PJ apparaissant de manière optionnelle dans l’Acte 1 n’ont pas été neutralisés précédemment, ou que vous n’avez pas souhaité proposer leur apparition dans l’Acte 2, il serait utile d’envisager  leur intervention alors que les PJ pensent s’en sortir indemnes. Comme l’Acte 1, l’Acte 3 repose sur l’unité de finalité, mais pas sur celle de lieu ou celle de temps (à moins qu’en construisant le scénario, vous imposiez par exemple une contrainte de temps avant que, quoi que les PJ aient pu faire, on se rende compte qu’ils ont volé l’objet convoité et qu’on se lance à leur poursuite). L’Acte 3 se termine par les différentes conclusions possibles du scénario, et ses éventuelles retombées directes ou plus lointaines, selon ce qui s’est passé. 

Comme on peut le voir, une même scène peut donc proposer plusieurs choses distinctes, par exemple entrer en tant qu’invités dans la salle de bal ou se faufiler dans les jardins avant de faire un peu d’escalade ; sortir du palais devant tout le monde ou prendre des otages ou s’enfuir par le passage secret dans la cave, etc. Il peut être utile de découper une scène recelant plusieurs possibilités en scènes distinctes, mais s’il s’agit juste de nuances ou de points secondaires (s’enfuir en prenant ou pas un otage, par exemple), cela n’est pas indispensable.

2.1.2 – Nommer les actes et scènes
Évidemment, si vous indiquez “Acte 1” et ensuite “scène 1, scène 2” etc, tout le monde comprendra clairement la construction de votre scénario. Cependant, vous obtiendrez le même effet en désignant chaque acte par un titre qui évoque ce qu’il contient, et chaque scène de même. A vous de voir si vous préférez un style plus classique, ou quelque chose qui soit un peu moins formel.

2.1.3 – Décrire ou ne pas décrire une scène
Un certain nombre de scénarios font apparaître des encarts ou des passages en italique qui vous détaillent ce qui se passe quand les PJ arrivent à un endroit précis, ou rencontrent un protagoniste, ou assistent à un évènement particulier. Une description exhaustive offre l’avantage de fournir une multitude de détails au meneur, depuis les habits, l’attitude, les intonations et les traits des protagonistes jusqu’à la lumière, la perspective et les bruits du décor.

Le problème, c’est qu’on se place dans une perspective de caméra fixe, c’est-à-dire qu’on considère que la scène doit impérativement être décrite comme cela. Peu importe à quel moment les PJ débarquent chez le baron avec les armées ennemies sur les talons, il les recevra dans sa salle d’audience, en armure, devant la table où l’on peut voir la carte des environs, et commencera par leur dire  un truc genre “mes amis, je suis content que vous soyez là, dites moi ce que vous avez vu et allons donner une leçon à ces salauds”. Alors qu’en fonction des péripéties précédentes et des décisions des joueurs, ils pourraient très bien devoir cogner à la porte en pleine nuit, par exemple, et se retrouver avec un type qui sort de son lit, mal réveillé et que ses domestiques équipent en toute hâte pendant qu’il essaie de comprendre ce que les PJ lui racontent.

S’il veut absolument utiliser ce genre de description figée, le meneur (et donc, l’auteur) doit recourir à une ou plusieurs ficelles et manipulations, pour s’assurer que les PJ arrivent devant le baron alors qu’il est équipé et dans sa salle d’audience. Donc, qu’ils ne se téléportent pas, ne se pointent pas en dirigeable pour entrer en rappel par la fenêtre, ou ne bénéficient pas d’une ellipse temporelle qui les amène “comme par hasard” au bon endroit au bon moment (genre, pas au milieu de la nuit), etc, etc, etc. 

En eux-mêmes, ces ajustements ne sont pas du tout problématiques. Bon nombre de joueurs vivent plutôt bien les ellipses temporelles et autres raccourcis, même si la ficelle est parfois grosse. Cependant, utilisés de façon trop fréquente ou systématique, ils renforcent l’impression des joueurs qu’ils évoluent dans une histoire très scriptée. Tout le monde n’apprécie pas forcément ce ressenti. 

Une autre approche possible consiste à laisser du mou au meneur en lui permettant de se reposer sur sa connaissance du contexte et des enjeux, parce que nous n’aurons pas oublié en tant qu’auteurs notre priorité : ce qui nous importe en écrivant le scénario, c’est qu’à un moment, peu importe lequel, les PJ déboulent devant le baron, lui disent que les ennemis vont défoncer sa porte et piller l’argenterie de grand-maman, partagent les informations qu’ils ont pu obtenir sur les assaillants et se concentrent sur « qu’est ce qu’on fait pour les renvoyer chez eux entre quatre planches ? » avant de passer à l’action.  

Ce qui nous amène au point suivant : les informations contextuelles. C’est-à-dire tout ce qui sera utile potentiellement au meneur pour improviser dans votre scénario.  

2.2 – Les informations contextuelles
La technique la plus simple est de procéder par le biais d’informations transversales, c’est à dire indépendantes de tout acte ou scène. Votre scénario sera alors écrit sur deux axes : un axe ludique (ce que le meneur va proposer aux joueurs et ce qui peut se passer en fonction de leurs décisions) et un axe contextuel, présentant le cadre, les enjeux, les motivations, etc. 

Il est ainsi possible, par exemple, d’écrire une longue introduction au scénario, dans laquelle non seulement on présente la situation de départ, l’implication des PJ, les autres protagonistes, mais également toutes les informations utiles au meneur pour appréhender le contexte dans son ensemble et avoir une vue globale et détaillée du scénario. 

On peut aussi, à l’inverse, préférer limiter les informations initiales au strict minimum et ajouter des éléments appropriés dans chaque scène, avec l’assurance que le meneur aura tout ce dont il a besoin sous les yeux quand la partie en arrivera à ce moment précis. 

A titre personnel, je préfère une approche située entre les deux, en me concentrant sur les détails utiles au sein d’un acte, puisque ce dernier rassemble et concerne plusieurs scènes. Et en rajoutant parfois des éléments contextuels dans une scène, s’il me semble qu’elle a de fortes chances d’amener le meneur à improviser.

Si l’on en revient à notre exemple d’objet à dérober (2.1.1 – Étude de cas), l’Acte 1 sera alors l’occasion d’évoquer la situation initiale, d’introduire brièvement les protagonistes majeurs et de décrire les différentes approches possibles et le contexte dans lequel l’action se déroule. Fournir quelques informations sommaires et très brèves sur la situation locale ou le contexte politique, par exemple, donne au meneur des munitions pour improviser si les PJ tentent de se faire inviter à la réception et se retrouvent à discuter avec d’autres invités. 

Dans l’Acte 2, le palais lui-même, ainsi que ses habitants et quelques généralités sur la routine dans l’édifice sont présentés en début d’acte. Cela permet au meneur de gérer plus finement les réactions des PNJ et leurs habitudes, donc de répondre aux questions “innocentes” des PJ sous couverture, ou de gérer leurs déplacements furtifs s’ils jouent les monte en l’air.  

Enfin, dans l’Acte 3, les informations porteront sur les conséquences locales si les méfaits des PJ sont découverts, ou s’ils doivent s’enfuir avec des poursuivants sur les talons. Que feront les autorités si on les prévient d’un problème ? Le noble a t’il des contacts dans la pègre locale pour mettre les têtes des PJ à prix ? Y aura t’il des conséquences pour lui si l’on découvre qu’il s’est fait voler une possession importante, et que les voleurs lui ont échappé ?  

De cette manière, le meneur pourra plus facilement broder autour des scènes que vous avez écrites, si les PJ prennent des décisions inattendues, ou tentent de conclure un accord avec un PNJ qui n’avait a priori qu’un rôle de simple figurant, ou décident d’humilier leur victime en public, etc.

2.2.1 – Détendez-vous et respirez un bon coup
Attention, il n’est pas question, on l’a déjà dit, de tout prévoir et tout détailler. Cela ne ferait que vous amener à écrire des pages et des pages de “si les PJ décident que…” avec, par expérience, une chance qu’évidemment ils fassent précisément le seul truc auquel vous n’avez pas pensé. Vous aurez écrit, et le meneur aura lu et tenté de mémoriser, des tonnes d’informations spéculatives, pour rien. 

Par exemple, après tout, les joueurs pourraient très bien faire preuve d’audace, et tenter de négocier directement avec le noble pour qu’il leur donne l’objet convoité, n’est ce pas ? A priori, en construisant notre scénario, nous avons considéré que ça ne serait pas possible et qu’il leur faudra d’une manière ou d’une autre voler cet objet. Cependant, parfois, les joueurs persistent à vouloir casser des murs et arrivent à atteindre brièvement un état de synchronicité qui leur permet de produire quelque chose de nouveau et d’agir ensemble de telle manière qu’ils parviennent à l’accomplir, si les dés ne leur font pas défaut. Et c’est vraiment bien, quand ça arrive. Rappelez-vous, si vous l’avez vécu, l’impression que ça fait comme joueur d’être en phase avec vos partenaires au point de produire une façon inattendue d’atteindre un objectif.

Plutôt que d’envisager cette possibilité de négociation avec le noble en termes d’écriture de scénario complet avec ses complications (et on aurait donc en fait deux scénarios…), ce sont les informations contextuelles qui pourront sauver la mise au meneur et lui permettre d’improviser en dehors des clous, pour aller dans le sens de ce nouveau courant créé par les joueurs, au lieu de vouloir les ramener à des alternatives prédéfinies. Donc, c’est bien votre travail qui lui aura permis d’animer sa partie, même si ça ne s’est pas du tout passé comme vous l’aviez envisagé. 

Et c’est parfaitement normal. Si vous avez bien travaillé sur vos informations contextuelles transversales, c’est même mieux que normal : meneur et joueurs auront pu bâtir ensemble quelque chose de nouveau en utilisant votre trame initiale, et en puisant dans toutes les ouvertures que vous avez produites à leur intention. Et ça pourrait même les amener à de nouveaux arcs narratifs, auxquels personne autour de la table n’avait songé précédemment.

Elle est pas belle, la vie ? 

Il est donc pour moi crucial de fournir des informations contextuelles permettant d’offrir au meneur des ouvertures, des alternatives autour d’un socle de base, et pas de le noyer sous des détails contraignants. Le but, je le répète, c’est de l’aider à improviser. Donner au meneur l’opportunité d’être à l’aise avec le contexte du scénario, de ne pas redouter d’oublier un détail crucial et incontournable, c’est aussi l’aider à s’immerger dedans. Ce qui ne fera que l’inciter à le rendre plus vivant, et lui permettra d’y faire évoluer ses joueurs de manière plus fluide, naturelle et agréable. 

2.2.2 – Le diagramme des relations
En tant que meneurs, la majorité d’entre nous sait très bien se rappeler dans le cadre d’un scénario de notre invention des relations entre les PNJ. Qui déteste l’épouse du gouverneur, qui elle apprécie, qui fait chanter le majordome, etc, etc, etc.
Dans la plupart des scénarios pro, un schéma qui récapitule les liens entre les PNJ n’est pas très utile, car ils sont peu nombreux, et que leurs motivations sont généralement faciles à cerner, ainsi que ce que cela implique dans leurs rapports mutuels. Sans parler des scénarios où le commanditaire des PJ et leur antagoniste du moment ne sont pas destinés à se rencontrer. La grande majorité des scénarios professionnels reposent sur l’action, le voyage, des enjeux ciblés et des antagonistes généralement bien identifiés (avec parfois un traître ou une dupe pour rallonger la sauce).

Pour autant, si vous écrivez un scénario impliquant beaucoup d’interactions entre les joueurs et les PNJ, par exemple dans le cadre d’une soirée mondaine, ou d’un huis-clos d’enquête type “le crime de l’Orient-Express”, un diagramme des relations est un plus appréciable. Ça n’est pas indispensable. Personnellement, je fais généralement sans… mais objectivement, et rétrospectivement, certains trucs que j’ai écrits par le passé auraient certainement gagné à l’ajout d’un petit diagramme des relations. Donc, de mon côté, je vais réfléchir à ce point précis.

Voilà, un ensemble de vignettes avec les noms des PNJ/factions et des flèches vers les autres accompagnées de mention genre « aime », « jalouse », « redoute », « alliés », « frère caché » et l’affaire est faite.

Attention : un diagramme de ce type est là pour aider le meneur à s’y retrouver rapidement en ce qui concerne les relations importantes pour le scénario et qui ne coulent pas de source. Il n’est pas nécessaire d’y faire figurer tous vos PNJ nommés, mais seulement ceux dont les liens ne sont pas évidents (généralement, par exemple, le garde du corps d’un PNJ lui est fidèle, donc, inutile qu’il apparaisse sur votre diagramme, sauf s’il a des liens plus inhabituels avec un autre PNJ).  

De même, il ne s’agit pas d’époustoufler vos lecteurs avec un organigramme qui montre à quel point vous avez entrecroisé et liés tous vos PNJ et que vous êtes vraiment très prévoyant et plein d’imagination. En tant que lecteurs, franchement, on s’en fiche un peu. Face à un organigramme trop complexe, la réaction première est “qu’est ce que ç’est que ce foutoir illisible et où sont les informations cruciales ?”.

Donc, un principe simple pour éviter de rendre ça trop touffu, c’est : une flèche par relation essentielle entre deux PNJ et rien qu’une. Si A et B sont amants mais aussi membres de deux corporations concurrentes, et que les sentiments de B sont vrais alors que A veut juste lui soutirer des informations en profitant de leurs parties de jambes en l’air, on mettra juste une flèche de A vers B disant « manipule » et une de B vers A indiquant « aime ». Et c’est tout, puisque nous n’avons pas besoin d’autre chose.

2.3 – Cas particulier : le donjon 

Tous les scénarios en huis-clos qui impliquent de visiter un nouveau lieu ne sont pas forcément des donjons. Par exemple, s’aventurer dans un vaisseau spatial à la dérive durant un scénario d’Alien ne fait pas forcément de ce vaisseau un donjon au sens rôliste du terme.

Pourquoi ? Parce qu’un donjon n’est pas qu’un lieu mais aussi et surtout une structure scénaristique. 

Dans un scénario classique, un complexe, une tour abandonnée, une maison hantée constituent un cadre, dans lequel un ou plusieurs actes et scènes peuvent se dérouler, car l’histoire (le scénario) se repose sur ce lieu pour impliquer les joueurs. Nombre de scénarios se déroulant en huis clos peuvent être transposés dans des lieux similaires, avec un minimum d’adaptation : un hospice médiéval peut devenir un hôpital moderne, ou une station spatiale une base sous-marine.
Certaines contraintes environnementales et contextuelles changent, mais je le répète, le lieu d’action est un cadre pour l’histoire.

Un donjon fonctionne selon le principe inverse : le lieu à explorer n’est pas le cadre de l’histoire, parce que l’histoire elle-même est un prétexte pour explorer et surmonter les obstacles du donjon.
De fait, l’écrasante majorité des donjons sont réalisés de manière à ce que leur exploration intégrale soit quasiment, voire totalement, obligatoire. Un donjon est avant tout une suite de défis distincts (affrontements, énigmes, pièges…) à surmonter, de façon plus ou moins linéaire selon son architecture et les capacités dont disposent les personnages. L’architecture et la population – donc, au final, l’écologie – d’un donjon forment son ossature scénaristique. Au final, tous les donjons sont des suites de lieux imposant divers challenges. Le but est d’aller de l’avant jusqu’à avoir (quasiment) tout exploré et surmonté (quasiment) tous les obstacles. En dehors de quelques zones précises, rares sont les endroits où l’on passera plus d’une fois, si ce n’est pour se rendre à un autre point du donjon depuis un lieu central, par exemple, ou pour se réfugier dans une enclave sécurisée. 

Cela signifie que si vous écrivez un donjon, vous n’avez pas besoin d’une structure en actes et scènes. Chaque section ou niveau de votre donjon est un acte à lui seul. Chaque pièce impliquant un piège/une énigme/une opposition est une scène. Donc, un donjon de petite taille est un acte à part entière.

2.3.1- Les liens internes
Vous pouvez créer une relation entre différentes pièces/scènes du donjon, découlant des actions des joueurs, de plusieurs manières. En voici déjà cinq : 

– le niveau d’alerte : si les PJ n’agissent pas d’une certaine manière à un endroit, ou commettent une bourde, on sera davantage préparé à les recevoir par la suite. Cette vigilance accrue peut être généralisée à tout le donjon, ou ne concerner que certains éléments de sa population. Le niveau d’alerte est typiquement conditionné par la présence de sentinelles qui ont accès à un dispositif d’alarme et qu’il faut donc neutraliser avant qu’elles s’en servent. Mais on peut aussi parler de pièges qui sont couplés à une alarme (ce qui marche aussi avec les trucs dans la Matrice virtuelle et autres piratages informatiques), ou même d’objets à ne pas manipuler. Du genre, utiliser le miroir magique de l’archimage qui permet de l’observer mais fonctionne dans les deux sens… le bruit, surtout celui d’explosions, d’éclairs et autres grenades ou boules de feu, ainsi que les cris, armes lourdes et pouvoirs ou capacités bruyants ne sont bien évidemment pas à négliger. 

-les indices et outils : une information ou un objet trouvé à un endroit précis d’un donjon peut faciliter la vie des joueurs à un autre endroit. A condition, évidemment, de les visiter dans l’ordre. Dans un tel cas, il vous faut décider comment un obstacle précis sera franchissable avec ou sans cette aide.
Nota Bene : s’il est obligatoire de mettre la main sur une information donnée ou un objet précis pour avancer, il ne s’agit pas d’un indice ni d’un outil, mais d’un obstacle à surmonter. A l’inverse, s’il est possible de progresser dans le donjon de plusieurs manières et que l’une d’elles fait appel à des informations/ressources trouvées dans une autre partie du donjon, ou qu’elles donnent accès à une zone optionnelle (une crypte cachée avec un trésor par exemple) là, nous parlons bien d’indices et d’outils. 

-les factions du donjon : si différentes zones du donjon sont contrôlées par des groupes distincts, voire antagonistes, il est possible de nouer des alliances de courte durée. Les membres d’une faction peuvent par exemple laisser le passage vers une zone contrôlée par leurs rivaux, ou envoyer plusieurs représentants prêter main-forte aux PJ contre ces derniers. Dans la très grande majorité des donjons commerciaux, ces alliances ont tendance à s’avérer peu productives : soit l’aide fournie est trop insignifiante, soit elle est trop ponctuelle, soit les « alliés » se retournent contre les PJ dés qu’ils ont l’avantage, soit ils désertent à la première occasion et retournent dans leur coin du donjon avec quelques informations sur les capacités des PJ qu’ils vont attendre de pied ferme… mais vous n’êtes pas obligé de procéder ainsi.

– les captifs : souvent, quand les PJ portent secours à des prisonniers, certains se révèlent être des compagnons possibles, mais pas toujours fiables. Généralement, les captifs ont quelques informations sur des zones du donjon que les PJ ont été amenées à traverser pour les rejoindre (ce qui ne sert pas à grand-chose, sauf si on parle de passages secrets qui le sont restés, ou  d’énigmes que les PJ n’ont pas pu résoudre), voire sur les PNJ ou les lieux significatifs qui restent à découvrir. Quelques-uns peuvent appartenir à une faction antagoniste, et offrir une opportunité ultérieure d’entrer en contact avec elle, etc. Si les PJ sont potentiellement autre chose que des gros nazes en mode survivaliste nombriliste, ils peuvent vouloir s’assurer que les captifs libérés sortent du donjon sains et saufs. Et si votre donjon est suffisamment vaste, ou qu’il est difficile d’en sortir, un enjeu supplémentaire pour les PJ sera de trouver un endroit du donjon où les personnes secourues pourront se réfugier et se défendre, le temps que les PJ repassent dans le coin, ou trouvent le moyen de faire sortir tout le monde. Donc, pensez à ne pas rendre cet enjeu impossible pour le meneur.

-enfin, il faut se rappeler que dans la très grande majorité des cas, un donjon (contrairement à un lieu d’action) ne s’accompagne d’aucune contrainte de temps particulière. Plusieurs jdr reposent justement sur cet aspect en termes de mécaniques de jeu : on ne se contente pas de parcourir le donjon, on y fait des pauses pour récupérer de ses blessures, en montant la garde et en espérant ne pas attirer l’attention. Voire, on sort du donjon pour aller se retaper plus loin, ou se procurer une ressource nécessaire à la poursuite de l’exploration, recruter des pnj mineurs pour accomplir certaines tâches, etc. 

Il est donc appréciable, en terme de cohérence, de prévoir ce qui se passera dans le donjon quand les PJ ne s’y trouvent pas, une fois qu’ils ont effectué une première incursion et laissé des traces de leur passage. Est-ce que certaines dispositions de sécurité sont modifiées de façon durable (pendant plusieurs jours par exemple) ? Est-ce que certaines zones du donjon peuvent accueillir des renforts venus de l’extérieur (ou des patrouilles avancées de retour) ? Évidemment, vous pouvez aussi créer un donjon dont il est impossible de sortir avant de l’avoir fouillé jusqu’au dernier recoin : un monstre spécial doit être vaincu, un dispositif permettant de sortir doit être trouvé, etc. 

2.4 – Linéarité, liberté et prestidigitation

Lorsqu’on joue dans un jeu de rôle qui fonctionne selon le schéma classique meneur + joueurs, tous les rôlistes, tous, savent que le meneur a des intentions et souhaite leur faire prendre de préférence une direction déterminée. Certains meneurs sont très explicites sur ce point, d’autres non, d’autres encore laissent beaucoup de marge de manoeuvre à leurs joueurs et n’ont qu’un ou deux temps forts qui servent de passages obligés, voire sont prêts à les remanier si besoin. Mais ça, c’est ce que chacun fait à sa manière, quand il est meneur de jeu.

En tant qu’auteur, notre tâche est différente, puisqu’il s’agit de proposer un scénario, et pas seulement des idées et des PNJ avec deux plans ou une aide de jeu, bonne chance et envoyez moi une carte postale.
Écrire un scénario dans un espace (signage) limité revient donc à donner à un meneur le moyen de proposer une histoire à ses joueurs sans qu’ils se rendent compte qu’ils sont plus ou moins menés par le bout du nez, puisqu’il faut les placer dans un cadre et des enjeux déjà préexistants.

Toute une partie de ce challenge pèse évidemment sur les épaules du meneur, de ses capacités de mise en scène, d’improvisation, etc. Si vous créez un scénario qui est explicitement linéaire, le problème est évacué. Par exemple “les PJ sont emprisonnés dans un train à grande vitesse et s’ils ne parviennent pas à s’évader à temps, ils seront exécutés à l’arrivée”. Les limites de la liberté d’action des joueurs est clairement posée, de même que l’enjeu du scénario et ses conséquences. Ponctuellement, ce genre de trame peut être très agréable à jouer. Plus régulièrement, moins… la plupart du temps, un meneur qui n’en est pas à sa première partie cherche un scénario qui fournisse à la fois une histoire construite, et lui laisse de la marge de manoeuvre, ainsi qu’un certain degré de liberté aux joueurs.

A ce stade de votre lecture, vous aurez compris où je veux en venir. Donc, oui, des informations contextuelles transversales sont le meilleur moyen de fournir un scénario à la fois construit et qui accorde quelques libertés au meneur sans qu’il ait à fournir beaucoup d’efforts pour les mettre en oeuvre.

Par ailleurs, la liberté d’action proposée aux joueurs n’a pas besoin d’être forcément toujours… réelle.

Après tout, ils ne perçoivent le monde du jeu qu’à travers les descriptions du meneur et les échanges qu’ils ont avec lui. Tant que les joueurs pensent qu’ils sont aux commandes et décident de ce que font leurs personnages, peu importe si c’est effectivement le cas, ou si, à l’occasion, le meneur les mène par le bout du nez.
C’est leur ressenti, plus que tout, qui importe en l’occurrence.

Il y a des astuces qui permettent de créer dans une trame linéaire une certaine liberté, ou au moins d’en donner l’illusion aux joueurs. Par exemples :

2.4.1 – Les quêtes annexes optionnelles
La forme la plus répandue pour assaisonner une trame linéaire avec un vernis de liberté. Si elles sont bien conçues pour s’insérer dans le scénario, elles peuvent faire figure d’enjeux secondaires, ou même temporairement apparaître comme l’enjeu principal. Éventuellement, en accomplir certaines peut même avoir un impact sur la trame principale du scénario lui-même (si les PJ sauvent le fils kidnappé d’un notable qui refusait de leur donner gratuitement une information importante pour progresser, par exemple. Ou qui ne leur donne qu’une partie des informations qu’il connait, et la totalité si on lui ramène son rejeton, etc.).
A l’inverse, si vos quêtes annexes sont plaquées à la va-vite dans votre histoire, ça ressemblera davantage aux fameuses “quêtes fedex” des jeux vidéo : aller du point A au point B pour un truc totalement facultatif, sans aucun rapport avec ce que vous faites dans le coin à ce moment là.
Ces quêtes optionnelles doivent cependant rester courtes et rapides à résoudre, faute de quoi, elles peuvent prendre la majeure partie de la séance, voire davantage, sans que la trame que vous avez écrite soit réellement mise en oeuvre.

2.4.2 – Le faux embranchement. 
L’autre tour de passe passe que vous pouvez proposer à vos lecteurs, c’est le choix qui n’en est pas un. C’est-à-dire que peu importe la décision prise par les joueurs, ils en arriveront au même point un peu plus tard. Là encore, il est nécessaire à mon sens de procéder avec un soupçon de précautions. Ils doivent la plupart du temps conserver l’impression que leur décision a eu des conséquences.

Un petit exemple valant mieux qu’un long discours, évoquons brièvement ce magnifique soufflé retombé brutalement qu’est la fin d’une trilogie de jeux vidéos célèbres sur plusieurs plateformes (que je ne nomme pas pour ne pas spoiler) riche en choix en tous genres avec des conséquences d’un jeu à l’autre, mais dont le choix final est totalement déconnecté de tout ce que le joueur à pu faire ou décider précédemment : vous adoptez une ligne de conduite par rapport à un ennemi pendant cinquante heures de jeu, et à la dernière minute, blam, vous pouvez faire exactement ce qu’il voulait.
Juste en choisissant de prendre un embranchement qui mène à une conclusion dont on vous révèle à l’avance la teneur.
Pas de débat, pas de tergiversation : vous arrivez au carrefour, on vous dit ou mène chaque embranchement, vous regardez vos centaines d’heures de jeu et de réflexion, tous les choix de dialogues et les décisions prises pour aller à droite, et vous prenez à gauche en criant bien fort « j’en ai rien à foutre !!».  

Donc, prenez garde à ce que les faux embranchements s’insèrent bien dans votre scénario et n’arrivent pas comme un cheveu sur la soupe, d’accord ? 

L’important, c’est que les joueurs conservent l’impression que leur choix a bel et bien fait la différence, et donc, les différentes alternatives apparentes que vous proposez doivent toutes s’insérer logiquement dans la suite, puisqu’elle constitue un passage obligé.  

2.4.3 – Éviter les impasses
Méfiez vous particulièrement de la tendance à écrire le scénario comme si certaines décisions et actions allaient de soi, et qu’elles devaient forcément produire le résultat que vous désirez. Trop souvent, on fait sans s’en apercevoir en sorte de créer une impasse potentielle, qui risque fort de devenir réalité durant le jeu. 

L’exemple le plus évident, c’est l’indice crucial, ou l’objet indispensable au scénario, qu’il faut obtenir en réussissant un jet de dé : si ce jet est un échec, il est impossible d’aller plus loin. Un meneur expérimenté parviendra généralement à contourner ce problème, mais ça ne sera pas forcément très joli et en plus, votre boulot d’auteur, c’est de l’aider à maîtriser une histoire produite par vos soins, pas de lui compliquer la vie.

Ce constat doit vous amener à envisager une des trois contremesures suivantes :
– soit il doit y avoir plusieurs manières d’obtenir l’élément crucial
– soit il y a plusieurs éléments cruciaux alternatifs, et il suffit d’en avoir un pour avancer
– soit vous voulez absolument créer un passage obligé pour les joueurs, et vous devez donc donner au Meneur une solution de rechange s’ils sont coincés à ce moment-là. 

Par exemple, si on en reste à notre affaire d’objet volé dans le palais du noble, imaginons que vous ayez écrit que la pièce dans laquelle se trouve l’objet est fermée par une serrure magique, dont la seule clef est une bague enchantée au doigt du noble. Il est évident que tout faire reposer sur un jet de dé type “pickpocket” pour lui substituer la bague fait courir un grand risque à votre scénario.

Déjà, si le système de jeu réserve ce genre d’activités à certains types de personnages, ou certains choix de progression, et qu’aucun PJ du groupe n’y correspond, ils ne peuvent même pas tenter leur chance… et s’ils peuvent essayer, ça veut dire qu’un seul échec fait par un seul joueur donne l’alerte, parce que notre noble, il va de suite très mal prendre qu’on tente de lui faucher sa bague/clef. Mettez vous à sa place.

Alors, que faire ? Et bien, par exemple, vous pourriez proposer ceci :
– les PJ qui ont fait des efforts pour se renseigner durant l’acte I obtiennent une information du type “ces bagues sont toujours fabriquées par paire”. Ce qui veut dire, qu’il y en a normalement une autre, quelque part dans le palais.
– certains pouvoirs/effets magiques peuvent passer outre la serrure magique. Si l’un des PJ en est capable, ils peuvent donc contourner le problème. Ou peut-être acheter un parchemin ou un objet enchanté permettant de produire l’effet en question.
– notre noble aime la lutte et la boisson : un peu éméché, il acceptera un match amical contre un PJ, et il ne sera pas trop difficile de lui substituer la bague. En plus, il ne s’en rendra pas compte de suite.
– il y a un passage secret et des PJ qui se sont renseignés sur l’architecture des lieux peuvent s’en rendre compte en examinant les plans, ou en posant la question à une personne qui a participé aux travaux.
– certains pouvoirs permettent d’émuler l’aura de la bague/clef, mais il faut rester à proximité pendant plusieurs minutes, pour pouvoir se familiariser avec l’aura magique. Vous dansez, monseigneur ?

Et voilà : vous avez six manières différentes de régler ce problème, et chacune est suffisamment distincte des autres pour qu’un large champ de décisions, ou d’aptitudes de personnages, puissent fonctionner, peu importe la composition du groupe. Là, nous avons un cas artificiel, sur lequel j’ai fait un peu de zèle et qui demanderait un certain effort de rédaction pour que le Meneur ait des pistes plus développées à se mettre sous la dent.
En fait, c’est même une illustration de ce qu’il ne faudrait pas faire, dont je parlais plus haut : passer dix pages à décrire des “et s’ils font ça”.

Mais vous saisissez l’idée : même si un jet de dé ou une décision peut avoir de lourdes conséquences, il ne faut pas qu’il empêche complètement de jouer le scénario. Et surtout, si vous souhaitez intentionnellement que tout puisse basculer en deux minutes, au risque de compromettre la suite, il vaut mieux que cela se produise plutôt vers la fin et non le début du scénario, et que les joueurs aient eu le maximum d’opportunités de découvrir ou prévoir ce passage.

2.4.4 – Préparer sa conclusion
Un scénario à fins multiples, qui découlent des actions et décisions des joueurs, est évidemment ce qui leur offre le plus de liberté, et réduit au strict minimum le recours aux tours de prestidigitation qu’on vient d’évoquer. Certaines fins multiples sont faciles à mettre en oeuvre. Par exemple, si le but du scénario est de mettre sur le trône vacant un des trois héritiers potentiels, il n’y a pas de quatrième candidat surprise et les joueurs vont devoir choisir un des trois prétendants, le protéger, et vivre avec les conséquences une fois qu’il sera au pouvoir…  (vous remarquerez qu’en fait, en disant qu’il n‘y en avait pas, j’ai induit la possibilité qu’il puisse y avoir un quatrième candidat. C’est-à-dire un PNJ créé par le meneur qui ne serait pas convaincu par les trois autres, ou voudrait y ajouter quelqu’un pour ses propres raisons… ou voudrait que ça concerne directement l’un des joueurs…).
D’autres fins multiples, qui impliquent par exemple autour d’un enjeu principal ce que deviennent certains enjeux secondaires (quid de la maîtresse ambitieuse du prétendant A, qui se trouve être la demi-soeur de C ? Que va faire la faction radicale de l’église si B qui est leur prétendant désigné n’est pas soutenu par les joueurs mais reste libre à la fin du scénario ? etc…) demandent un peu plus de travail, mais il s’agit généralement d’un travail intéressant, parce que comme nous sommes en fin de scénario, on peut parler d’hypothèses gratuites plus librement.

Vous avez aussi tout à fait le droit de prévoir une fin unique à votre scénario, mais il faut que cette fin s’accommode de modifications plus ou moins importantes, pour que les joueurs conservent l’impression que leurs décisions ont fait la différence, à un ou plusieurs niveaux.

En fait, il faut effectivement que les joueurs soient acteurs du scénario, et donc, que les différences à la fin, s’il n’y en a qu’une, ne soient pas juste “cosmétiques”.

Par exemple, vous pouvez décider que le candidat A au trône doit être le gagnant et que les joueurs échouent s’ils ne parviennent pas à le protéger. Cependant, comment il arrive au pouvoir peut faire toute la différence. Est ce que les joueurs ont tenté de s’allier avec sa maîtresse, ou de l’écarter, par exemple ? Ont-ils été obligés de contracter une dette auprès de la guilde des voleurs en échange de renseignements ? Et si la guilde souhaite solder cette dette en demandant une faveur royale par l’intermédiaire des PJ ? Que sont devenus les deux autres prétendants ? A t’il été possible de trouver un accord avec eux, ont-ils fait acte de soumission en espérant renverser la situation plus tard, ou sont-ils partis en exil ? A moins que les PJ aient décidé de les éliminer purement et simplement ? Et les fanatiques qui soutenaient B ? S’il est toujours vivant et libre d’agir, ils pourraient le pousser à tenter quelque chose par la suite. S’il est mort, en exil ou en taule, nos fanatiques vont-ils rentrer chez eux, ou se radicaliser ?  

Ainsi, à travers les enjeux secondaires, même une fin unique peut être ouverte et liée aux choix des joueurs, car la suite éventuelle du scénario n’est figée que sur un seul point : le prétendant A monte sur le trône. Même si vous ne comptez pas écrire cette suite (ou que le meneur ne compte pas la faire jouer), l’impression qu’en retireront les participants sera sensiblement différente – en bien – d’un scénario linéaire strictement binaire échec/réussite. 

III – Juste avant de s’y mettre
3.1 –
Connaître le système de jeu
Dans les univers faisant la part belle aux pouvoirs magiques ou psioniques, il ne faut pas négliger les possibilités offertes par les plus répandus et faciles d’accès. Tout ce qui permet de deviner les intentions d’autrui, détecter le mensonge, voir sans être vu, se déplacer rapidement ou instantanément, se rendre invisible et soigner instantanément des blessures doit être pris en compte. Nous ne couperons pas ici le vieux marronnier sur le sujet “est ce que le système a ou pas de l’importance ?” mais il devrait être évident que les possibilités d’un système peuvent considérablement modifier le déroulé de votre scénario si vous les mésestimez, ou si vous décidez de le transposer dans un univers utilisant un autre système de jeu qui offre des possibilités distinctes. 

A titre d’exemple, si vous jouez au “jeu le plus célèbre du monde” dans sa cinquième édition, trois classes de personnage (le Barde,l’Ensorceleur et le Mage) ont potentiellement accès à un sort capable de lire les pensées dès le niveau 3. Ou à un sort permettant d’ouvrir n’importe quel verrou, y compris magique. Et au niveau 5, quatre classes peuvent utiliser un sort pour comprendre n’importe quelle langue, y compris un code écrit. Ne parlons même pas des capacités de soins magiques… Donc, ne négligez pas ces possibilités quand vous créez un scénario pour D&D, et plus encore, si vous décidez d’adapter à D&D un scénario que vous aviez écrit pour un autre jeu médiéval-fantastique… il est évident qu’un scénario d’enquête ne pourra pas se passer de la même façon si vous oubliez ce genre de “détail”.

La réponse la plus évidente devant les possibilités offertes par le système est de multiplier les blocages, parasitages, brouillages, pannes et autres phénomènes qui empêchent qu’on se serve de certaines capacités, ou lient leur utilisation à des jets de dés dont la difficulté est accrue. Disons le franchement, si ces astuces sont parfois bien utiles, si vous parvenez à faire sans y avoir recours trop souvent, c’est quand même mieux. Il vaut mieux obliger les joueurs à agir de manière réfléchie et à fournir quelques efforts pour parvenir à leurs fins. Ce sera toujours plus satisfaisant pour eux que de dire pour la soixantième fois “je lance le sort untel” et hop, l’affaire est faite.

3.1.1 – Quelques exemples à petit budget pour compliquer la vie des PJ :

Les PNJ ne détiennent pas forcément d’informations utiles, en fonction des questions posées par les joueurs. Lire les pensées de quelqu’un qui se contente d’exécuter les ordres n’apporte pas grand chose de nouveau. Lui demander des renseignements sur un supérieur qui communique seulement par messager, par téléphone ou par la magie ne mène pas très loin. Pire encore, on peut avoir menti à ce PNJ dans l’optique qu’il révèle des informations erronées ou nuisibles s’il est capturé… 

Tout l’art d’obtenir une réponse réside dans celui de poser une question. Les questions trop vagues, ou trop lapidaires, peuvent donc donner lieu à des réponses exactes, mais inutilisables. De même, si certains pouvoirs permettent par exemple de détecter le mensonge, généralement, on ne parle pas de l’omission…

Un code n’est pas forcément une suite de caractères qui en remplacent d’autres. Il peut aussi être constitué de métaphores, allégories ou références par mot-clefs, dont seuls les initiés connaissent le sens. Ou encore, il peut nécessiter une clef de déchiffrage pour savoir quels sont les mots ou caractères qui sont les seuls à constituer le vrai message au coeur d’un texte plus long. Dans les deux cas, comprendre toutes les langues ne sert pas à grand-chose… 

Être invisible est un atout de taille, mais on laisse quand même des traces, on produit du bruit, les chiens peuvent sentir notre odeur et un garde qui ne nous voit pas et qui surgit à l’angle du couloir nous percuter…

Enfin, dans un univers où certaines capacités sont suffisamment courantes pour que les PJ puissent y avoir accès en début ou milieu de carrière, cela signifie que ceux qui se dresseront contre eux en auront vraisemblablement entendu parler. Soit ils possèdent eux-mêmes des capacités qui peuvent contrecarrer celles des PJ, soit ils peuvent prendre des précautions simples pour limiter la menace qu’elles posent.
Évidemment, si vous jouez dans un univers où les PJ incarnent des êtres surhumains dissimulés parmi les hommes, il y a très peu de chances qu’une patrouille de police sache quels sont les points faibles d’un PJ qu’elle doit neutraliser. Mais des chasseurs affiliés à un groupe qui lutte contre le surnaturel, par contre… 

3.2 – Un peu de style, pour la route ?
Nous avons vu jusqu’à présent qu’un scénario gagnerait à être écrit dans une perspective cohérente, logique et ergonomique, de manière à constituer non pas une suite de pages à lire de manière à faire entrer les joueurs dans une narration pré-établie, mais plutôt une histoire utilisable qui laisse aussi la place à, et si possible encourage, l’improvisation. 

Le résultat peut cependant donner une lecture assez aride, car à force de vouloir aller à l’essentiel, on peut ne rien mettre de plus. Comme il ne s’agit pas de rebuter votre lecteur, qui va devoir étudier votre scénario et – on le souhaite – le trouver suffisamment convaincant pour décider de s’en servir, quelques petits efforts pour lui rendre les choses plus agréables peuvent être payants.  

3.2.1 – Les effets de style
Les portraits de PNJ et les descriptions de lieux sont des endroits propices où vous pouvez glisser une phrase, employer des adjectifs ou utiliser quelques tournures qui enjolivent un peu le texte. Sans partir dans un florilège littéraire, évidemment. Évitez aussi de commencer les phrases par le mot “mais” ou les tournures à rallonge avec cinq “que” ou “qui” en deux lignes. La lecture en sera déjà plus fluide. Si vous avez un doute sur la lourdeur d’une phrase, lisez là à voix haute, assez souvent, votre ressenti vous confirmera si elle rend bien, ou pas.
Dans l’absolu, ne vous prenez pas non plus trop la tête sur tout ça. Je l’ai dit et je le répète, si vous avez toujours voulu montrer votre talent littéraire, un scénario de jeu de rôle n’est pas le meilleur moyen d’y parvenir, ni l’endroit où ce talent gagnerait le plus à s’exprimer sans contrainte. 

Trouver des titres de paragraphes (ou de scènes et d’actes) qui emploient des allégories, font référence à des choses issues de la culture geek, ou reprennent de façon détournée des phrases ou citations célèbres est souvent intéressant. Pensez aux répliques de films ou de jeux, les paroles d’un refrain de chanson, etc. 

Une autre astuce fréquemment utilisée pour débuter un acte ou une scène, voire en prélude au scénario lui-même, est une courte citation d’un des PNJ majeurs qui y apparaît. Cela a le mérite supplémentaire d’annoncer un peu la couleur sur les intentions, ou l’implication, de ce PNJ dans la suite. 

Enfin, à l’occasion, vous pouvez vous adresser directement au lecteur/meneur, en vous mettant à sa place, ou en l’incitant à regarder un moment précis du scénario de la même manière que vous. Par exemple, en disant quelque chose comme “et nous savons tous ce que les joueurs font dans ces cas là, n’est ce pas ?” et autres petites phrases permettant de créer une certaine illusion de proximité et de complicité entre le lecteur et vous. Parce que vous avez un objectif commun : produire une histoire dans laquelle vont évoluer les joueurs. 

3.2.2 – L’art de ne pas en faire des tonnes
Quand vous voulez proposer au meneur un PNJ majeur, la tendance est forte d’en brosser un portrait proche de celui d’un PJ. Or, PJ ou PNJ, il y a une constante qu’on retrouve en la matière : la grande majorité des détails fournis est aussitôt oubliée par les gens autour de la table. Ou dans les dix minutes qui suivent. Donc, plus vous donnez de détails, moins il y a de chances qu’ils soient appréciés. Là encore, privilégier des mots clefs, et éviter autant que possible les termes de vocabulaire trop pointus ou techniques, est quelque chose à garder dans un coin, juste pour s’assurer qu’en dépit de vos aspirations tout à fait légitimes, vous n’allez pas un peu trop loin.
Si vous voulez en mettre beaucoup, niveau description, privilégiez les motivations ou la psychologie d’un PNJ, plutôt que son apparence physique. Parce que c’est un personnage crédible, et pas un mannequin, que le meneur va devoir animer ensuite. 


3.2.3 – La fiche récapitulative
Quand j’ai écrit la campagne “le destin des Maranteo” pour le jeu Chiaroscuro, une lectrice m’a fort justement fait remarquer que vu qu’il s’agissait d’une campagne d’intrigue politique dans laquelle les PJ pouvaient se déplacer à peu près librement entre différents lieux, ça pouvait être confus et compliqué par moments. J’ai donc écrit une aide de jeu disponible au format PDF sur le site officiel du jeu. On y trouvait notamment la liste de tous les PNJ nommés et leurs apparitions possibles dans chaque acte, une chronologie des évènements antérieurs à la campagne et un récapitulatif des principales relations entre la maison noble des PJ et les autres protagonistes.
Quelques années plus tard, il nous fut demandé en écrivant les scénarios pour le jeu GODS de réaliser des fiches dans lesquelles on listait les enjeux du scénario, les noms des principaux protagonistes et un résumé en quelques phrases des différentes scènes. Donc, un aide-mémoire pour le meneur, en clair.
 
Sur un scénario court, ou linéaire, une fiche récap, ou un résumé n’est pas indispensable, mais si vous avez de la place pour une aide de jeu ou une annexe, c’est une option qui peut valoir la peine d’être réalisée. Plus encore si vous planchez sur une intrigue dans laquelle des PNJ ou factions qui ne sont pas forcément visibles dès le début peuvent intervenir à certains moments donnés. 

Et voilà

Vous êtes arrivé au bout de ces cogitations en tout genre. J’espère que cette lecture ne fut pas un marathon pour vous, et qu’elle vous aura donné des idées pour créer vos propres scénarios professionnels.

Voici le fichier PDF qui reprend tout ce que vous venez de lire.

La suite est entre vos mains.

                                                                                                        

Retour à Thieves’ World

Thieves’ World est un univers de  “dark urban fantasy” anglo-saxon partagé. Il a été initié par Robert Asprin en 1978 et le projet fut mené en co-édition avec Lynn Abbey. Le projet initial dura de 1979 à 1989, et connut une renaissance entre 2002 et 2005. Il a donné le jour à plusieurs recueils de nouvelles, ainsi qu’à une adaptation jeu de rôle multi-système (1981), une adaptation D20 system (2005), un jeu de plateau, des comics et plusieurs romans indépendants. La totalité de Thieves’ World n’existe qu’en anglais.

Les initiateurs du projet
Robert Lynn Asprin (1946-2008)  est un auteur américain qui n’a jamais été traduit en France. Il est surtout connu pour sa série de fantasy MythAdventures (1978 à 2002) et le projet Thieves’ World mais on lui doit aussi les séries Time Scout, Duncan & Mallory, Cold Cash, etc.

Marylin Lorraine “Lynn” Abbey (1948- ) est également autrice et elle non plus n’a jamais été traduite en français. Marylin et Robert furent mariés de 1982 à 1993 et en plus de participer comme autrice sur Thieves’ World, elle fut co-éditrice du projet initial et c’est elle qui porta la renaissance de Thieves’ World en 2002. Lynn Abbey contribua par ailleurs de manière significative à l’industrie du jeu de rôle dans les années 90, comme autrice de nouvelles, romans et textes pour les univers de Dark Sun et Forgotten Realms.

La boite de base de Thieves’ World, 1981

L’univers de Thieves’ World
Le monde dans lequel se passe l’action de Thieves’World est peu décrit, car la quasi-totalité des histoires publiées concerne une ville, Sanctuary. Cette ville se trouve dans une zone désertique autrefois contrôlée par le royaume Ilsig, qui fut vaincu par une nation impérialiste plus récente et vigoureuse, Ranke. C’est grâce à la découverte de passes dans les montagnes menant jusqu’à Sanctuary que les rankans purent conquérir la ville et s’en servir comme tête de pont dans leurs campagnes ultérieures contre Ilsig.

L’univers est présenté à partir de l’arrivée à Sanctuary du Prince Kadakithis, demi-frère de l’empereur de Ranke, nommé gouverneur de la ville. On peut suivre l’histoire de Sanctuary sur plusieurs décennies à partir de ce point de départ (pendant quarante deux ans très exactement). Il n’y a pas de réels personnages principaux, mais une collection de protagonistes divers plus ou moins récurrents, allant du prince impérial, de l’archimage ou du héros immortel à la mère maquerelle, au tueurs à gages et au conteur des rues. La majeure partie des textes (et matériel de jdr) publiés concernent plutôt les gens qui vivent dans les milieux pauvres, les vagabonds, les aventuriers et autres mercenaires.

Sanctuary est une ville aux marches de l’empire rankan et du royaume d’Ilsig, et c’est son isolement entre les montagnes et un désert qui amenèrent initialement le site à être peuplé de divers marginaux et renégats, qui lui donnèrent son nom de Sanctuary (et la firent surnommer Thieves’ World par les rankans bien plus tard). Bien qu’il s’agisse d’une cité portuaire importante, elle est généralement considérée par les rankans comme un endroit sans intérêt, voire dangereux.
 
Le pouvoir réel de son gouverneur doit s’accommoder de divers compromis. Il doit tenir compte des prêtres du panthéon rankan, des seigneurs du crime locaux, d’une corruption endémique dans la population et de l’hostilité latente des sanctuarites face à l’envahisseur.

Le monde de Thieves’World ne compte pas d’elfes, nains, orcs ou autres peuples classiques dans l’heroic-fantasy. Tous les peuples et cultures présentés sont humains, même si les Beysib, par exemple, ont des yeux plutôt globuleux et des mains palmées (une bénédiction de la déesse tutélaire de leur peuple ?), les autres peuples ne sont pas aussi exotiques de par leur apparence. Les trois cultures les plus fréquemment évoquées sont l’empire rankan, les ilsigi et les S’danzo.

Sanctuary, la ville de Thieves’World

Les rankans sont par bien des aspects proches de la représentation de l’empire romain dans la pop-culture. Ranke est donc une culture patriarcale qui met en avant les valeurs militaristes et possède un certain niveau de génie civil. C’est une nation relativement jeune, dont le véritable essor remonte à environ deux cent ans.
De leur côté, les ilsigi constituent un peuple bien plus ancien, dont les terres furent parfois conquises par des nations plus vigoureuses, mais qui est parvenu à se perpétuer sans jamais être complètement réduit à la soumission. A l’époque où se déroule l’action des anthologies, Ilsig est théoriquement devenu vassal de Ranke, mais son éloignement fait que les rankans lui laissent une autonomie considérable, en échange de tributs significatifs. Ilsig est difficile à rattacher à une culture de notre propre monde, mais ressemble de manière superficielle à la Perse antique. La civilisation ilsigi a apporté au monde les mathématiques, le calendrier, la navigation et bien d’autres choses.   

Les S’danzo sont l’équivalent archétypique des gitans de notre propre monde, et leurs femmes sont très souvent cartomanciennes. Si la plupart n’ont pas de talent avéré, ou sont même simplement de bonnes psychologues qui savent “lire” leurs clients, il existe plusieurs cas de talents authentiques. Une S’danzo avec le don ne peut voir sa propre mort. Les S’danzo ne vénérant aucune divinité, ils sont souvent méprisés ou même persécutés par les autres peuples. Cependant, on leur attribue aussi la faculté de maudire leurs ennemis…

Les autres cultures sont généralement peu mentionnées mais plusieurs finissent par avoir une place significative à Sanctuary, au gré des nombreuses péripéties qui vont affecter le monde durant les décennies qui suivent les premières nouvelles Thieves’ World, amenant plusieurs changements de régime et mouvements de population.

Magie et cosmogonie
La magie est une réalité et existe sous de nombreuses formes. Sanctuary est connue pour abriter plusieurs mages très puissants, comme Kemren le mage pourpre (dont la puissance est liée à des machines ésotériques), Mizraith et ses fils (spécialisés dans les malédictions en tous genre) ou Enas Yorl, condamné il y a des siècles par un rival à changer de forme de manière aléatoire toutes les quelques heures. Les cours des puissants (dont l’empereur de Ranke) s’efforcent de s‘attacher les services des mages les plus réputés. Il existe aussi un certain nombre d’envouteurs, ensorceleurs et autres praticiens aux talents moindres, voire douteux.

Il existe des groupes et cabales de mages mais leur puissance magique et politique est très variable. La guilde des mages de Sanctuary est une institution équivalente à d’autres groupes similaires installés dans les principales villes rankannes, mais elle se mêle peu de politique locale, tout au moins officiellement. Au-delà de la frontière nordique, le peuple nisibisi voue un profond respect à ses sorcières, versées dans les arts noirs. De leur côté, les mages-guerriers de l’Étoile Bleue ont pour seul objectif de se rassembler dans un avenir indéterminé, lorsqu’ils devront se dresser face au Chaos dans une bataille apocalyptique finale, qui déterminera le sort du monde. En attendant cette échéance, les mages de l’Etoile Bleue à la longévité extraordinaire (ils sont peut-être même immortels) sont libres de parcourir le monde et de louer leurs services à leur guise, voire même de s’affronter entre eux pour entretenir leurs compétences et renforcer leur pouvoir. Leur principal talon d’Achille est le fait que chaque mage de l’ordre a lié ses pouvoirs à un secret le concernant. Si ce secret est découvert par un rival, il peut alors s’accaparer les pouvoirs du mage, et le tuer puisqu’il ne sert plus à rien du point de vue de l’Etoile Bleue.

Si la magie de Thieves’ World peut être très spectaculaire, elle est plus souvent faite d’enchantements, de présages et de malédictions que d’éclairs et de boules de feu, mais les mages les plus puissants peuvent effectivement réduire en cendres leurs adversaires ou invoquer des êtres surnaturels, par exemple. De même, le peuple des Nisibisi compte de nombreux sorciers versés dans la démonologie ou la nécromancie.

Il y a peu de “monstres” et la plupart sont soit des créatures animales modifiées (les crabes géants de Bengil par exemple), soit des êtres surnaturels originaires d’autres dimensions (comme les Sikkintair, des serpents ailés serviteurs du dieu ILS). Les anthologies mentionnent parfois d’autres êtres comme les gobelins, mais rien ne permet de dire qu’il s’agit d’autre chose que de légendes ou de rumeurs déformées. Il existe par contre des personnages d’apparence humaine qui sont originaires d’autres mondes, ou sont même des êtres élémentaires, voire divins, ayant pris une forme mortelle, et soumis à des limitations correspondantes.

Les origines du monde restent floues, car chaque culture possède ses propres dieux et croyances. Les Ilsigi sont littéralement le peuple élu du dieu ILS. Il est le chef de son panthéon et la figure archétypique du dieu énigmatique, sage et imprévisible, voire farceur. Les mythes d’ILS-aux-mille-yeux font la part belle aux manoeuvres, ruses et retournements de situation qui ont amené le dieu à devenir le chef de son panthéon, à séduire son épouse, à manipuler ses ennemis, etc. Le reste du panthéon ilsig est composé en majorité  de figures relativement paisibles, des divinités qui s’intéressent à la fertilité, l’agriculture, les voyages… et le dieu ilsig de la guerre est si peu estimé qu’on le mentionne comme “le dieu à ne pas nommer”. Fondamentalement, le panthéon ilsigi reflète une civilisation mature et développée, à la limite de tomber dans la stagnation.
Les dieux de Ranke sont radicalement différents. Le panthéon est mené par le couple céleste de la déesse nocturne Sabellia et du dieu solaire Savankala, qui est nettement l’élément dominant de ce duo. Cependant, c’est leur fils, Vashanka, qui est le plus présent dans les nouvelles Thieves’ World, et qui a fini par devenir le dieu le plus influent dans l’empire rankan. Selon les mythes, la déesse Azunya, soeur de Vashanka, prit la tête d’une rébellion des autres enfants de Sabellia et Savankala contre leurs parents. Seul Vashanka leur resta fidèle et il tua tous ses frères et soeurs à l’exception d’Azunya, qu’il force depuis à partager sa couche en punition de sa trahison. Comme on peut le voir, les valeurs mises en avant par les principaux dieux du panthéon rankan correspondent tout à fait à une culture militariste, machiste et expansionniste.

Il existe évidemment bien d’autres dieux, qui parfois ne sont vénérés que dans un coin du monde. La plupart des dieux ayant des origines ethniques, leurs prêtres ne cherchent pas forcément à convertir les étrangers, sauf pour des raisons politiques. Par exemple, les rankans tentent périodiquement de montrer aux habitant de Sanctuary que leurs dieux (et notamment Vashanka) sont supérieurs à ILS et son panthéon. Très souvent, la frontière est floue entre les rivalités divines et les rivalités politiques, au point qu’on pourrait les considérer comme parallèles.

Les dieux se manifestent souvent aux mortels, de multiples manières, mais dans les nouvelles, Vashanka reste le plus direct et spectaculaire dans ses manifestations. A l’inverse, par exemple, ILS se fait souvent passer pour une personne connue du mortel qu’il veut influencer ou avertir, voire privilégie des messages indirects, des présages ou des rêves. Les limites des pouvoirs divins restent indéfinies, mais il semble clair qu’aucun dieu de Thieves’World n’est omnipotent ou omniscient. Et que la plupart d’entre eux (notamment Vashanka) se comportent comme des figures autoritaires, capricieuses, parfois même infantiles.
 
Les dieux utilisent aussi divers agents. Des créatures surnaturelles qui leur sont fidèles par exemple, ou qui leur sont liées par des pactes complexes. Il leur arrive fréquemment de communiquer avec les mages afin que ces derniers s’écartent de leur chemin, ou transmettent messages, présages et avertissements à d’autres personnes. Le dieu Vashanka a aussi depuis plus de trois siècles un guerrier humain nommé Tempus comme agent. Les raisons exacts qui menèrent Tempus à servir (et se disputer) avec le dieu guerrier de Ranke ne sont pas connues du public, mais il est devenu un personnage légendaire, potentiellement immortel, dont les actions ne sont pas sans ressembler à celles de sa divinité tutélaire. Il semble par ailleurs que Tempus soit à l’origine natif d’un autre monde et au fil des nouvelles, il y a de nombreuses références mineures à l’antiquité grecque et celle du moyen-orient.
Outre Tempus, d’autres personnages possèdent une longévité exceptionnelle. Il s’agit toujours de mages puissants, d’agents des dieux, de victimes marquées par une malédiction ou de détenteurs d’objets magiques extraordinaires.

Tempus Thales, agent de Vashanka (couverture du comic)

La puissance des dieux est immense, mais ils ne sont pas pas omnipotents, et peuvent être affaiblis, vaincus, voire même tués.Il arrive aussi que des divinités issues d’autres mondes fassent une incursion dans celui de Thieves’World. Par exemple, le dieu Enlil de Mésopotamie. De même, une divinité peut voir son statut évoluer, être déchue, etc.

Histoires et aventures
Si de nombreuses histoires de Thieves’ World mettent en scène des personnages très puissants (princes, archimages, seigneurs du crime, dieux…), la plupart se concentrent plutôt sur des personnes plus “ordinaires”, généralement prises malgré elles dans les machinations des précédents. On trouve ainsi des histoires centrées sur un ménestrel, une sage-femme, un voleur, une cartomancienne, un caravanier, une mère maquerelle, un baron du crime, une messagère, un apothicaire, etc. Simplement, s’ils doivent faire face à de nombreux périls susceptibles de frapper les gens du commun (accidents, criminalité, conflits, maladie, misère…), ils se retrouvent généralement impliqués dans des conflits ou des complots qui les dépassent. L’interpénétration des conflits d’intérêts divins, politiques et pragmatiques font que les différences entre classes sociales théoriquement rigides n’empêchent pas que des protagonistes d’origine très diverses en viennent à se côtoyer plus ou moins régulièrement.
L’accent est souvent mis sur le côté sordide de la vie dans les rues de Sanctuary, ou la violence, les agressions et la petite criminalité sont endémiques. Au point que pendant plusieurs années, les hommes de main du principal seigneur du crime, Jubal, se promènent ouvertement en arborant des masques bleus à tête de faucon, par exemple. De même, la Rue des Lanternes Rouges rassemble tous les bordels et maisons closes de la ville, et s’avère capable de satisfaire tous les goûts de sa clientèle. Ce qui n’empêche pas au demeurant nombre de femmes des milieux modestes de devoir supporter la lubricité des sanctuarites, voire de recourir plus ou moins régulièrement à la prostitution afin de s’en sortir.
En contraste avec cette situation, les plus aisés vivent dans un univers codifié ou les unions sont arrangées, les vices nombreux et à peine dissimulés la plupart du temps. La garde de Sanctuary étant notoirement corrompue, même si elle veille à leurs intérêts, nombre de gens aisés ont recours à des mercenaires à toutes fins utiles. Dans les milieux plus pauvres, la “protection” obtenue par un tribut régulier, des services ou des faveurs sexuelles sont à peu près les seuls moyens de réduire les risques qu’on peut courir après le coucher du soleil où si l’on s’aventure dans les quartiers les plus dangereux. 

L’écrasante majorité des personnages ne voit rien d’anormal à leur situation et rares sont ceux qui ont une réflexion sur la société ou des aspirations qu’on pourrait qualifier de réformistes, voire révolutionnaires. Le sens de la justice des protagonistes de Thieves’world est généralement centré sur leur propre personne, leurs proches ou à la limite leur groupe ethnique. Avec l’arrivée du Prince Kadakithis, de périodiques tentatives de mettre la ville en coupe réglée ont lieu, mais elles finissent généralement par avorter ou ne changent rien de manière significative. Cependant, le Prince peut compter sur sa garde rapprochée, cinq guerriers d’élite notoirement incorruptibles et compétents, qui mettent souvent la pression aux gardes de la cité. La population s’en méfie et les redoute, voire les déteste. Au point de surnommer ces cinq guerriers les “chiens de l’enfer” (Hellhounds). Kadakithis lui-même est considéré initialement par les sanctuarites comme un jeune homme naïf et crédule, voire un bouffon. On le surnomme souvent Kittycat (le chaton), mais il s’avèrera progressivement plus avisé et calculateur qu’il en donne l’impression.

Par la suite, l’unité mercenaire des Stepsons (entièrement composée d’hommes qui sont presque tous liés par paires et généralement amants) prendra de plus en plus d’ascendant dans le maintien de l’ordre, et sera détestée à la fois par la milice et par les gardes d’élite du Prince.
Sanctuary elle-même est une ville assez diverse et plutôt faiblement définie sur le plan géographique, afin que les différents auteurs puissent y écrire sans trop de contraintes. On ne connaît des quartiers principaux que quelques généralités, avec une carte sommaire de la ville et la plupart des immeubles ou édifices significatifs sont placés de manière assez imprécise. Même le Labyrinthe (The Maze, un ensemble de ruelles crasseuses et dangereuses bien connu des sanctuarites) est très peu détaillé, alors qu’il accueille la taverne la plus présente dans les textes de Thieves’ World, pratiquement la seule nommée en fait : un établissement insalubre appelé The Vulgar Unicorn.

Couverture du premier recueil de nouvelles

Les recueils et anthologies
Une première série de douze volumes de nouvelles est parue entre 1979 et 1989. Parmi les auteurs qui y ont contribué, beaucoup (comme Robert Asprin et Lynn Abbey, ou encore Janet Morris et Andrew J. Offut) sont peu ou pas du tout connus en France, mais il y a des noms qui sont plus familiers des amateurs de SF et de Fantasy : Poul Anderson, Joe Hadelman, Marion Zimmer Bradley, Philip José Farmer, A.E Van Vogt, John Brunner, Vonda McIntire, C.J Cherry ont tous écrits au moins un texte Thieves’ World dans les premiers recueils. Marion Zimmer Bradley a même publié séparément les aventures du mage Lythande, initialement apparu dans le tout premier recueil de nouvelles, alors que Poul Anderson écrivit deux histoires indépendantes, qui furent par la suite intégrées au cycle officiel. Cependant, malgré cette pléthore de contributeurs originels, à partir du troisième tome, les nouvelles sont majoritairement écrites par un groupe beaucoup plus restreint d’auteurs : Robert Asprin, Lynn Abbey, Janet Morris, Diana Paxton et C.J Cherry signent 90% des textes.

Il y eut aussi une série de comics en noir et blanc, dont les six volumes parus entre 1985 et 1987 reprirent certaines nouvelles des anthologies. Leur qualité graphique n’a rien d’exceptionnel pour l’époque.

Après un long hiatus, seulement interrompu par le roman The Shadow of Sorcery (Andrew J. Offutt, 1993),  Lynn Abbey écrivit un roman en 2002, Sanctuary. Elle pilota ensuite entre 2002 et 2004 la sortie de deux nouvelles anthologies, mais avec une équipe d’auteurs bien plus réduite et des contributions ponctuelles de nouvelles têtes (Jeff Grub et Raymond Feist par exemple). Les douze volumes initiaux furent également recompilés et on y ajouta certaines histoires dans l’univers de Thieves’world qui n’y figuraient pas à l’origine.

La qualité des textes présents dans ces anthologies est très variable, et les représentations de certains personnages dans les premiers volumes, changent sensiblement d’un auteur à l’autre, mais globalement, on voit que ces nouvelles sont écrites par des professionnels, et les divergences de ton ne sont pas vraiment gênantes. A l’inverse, on peut même dire – à l’instar d’une majorité des critiques anglo-saxons – qu’il existe même une certaine unité de ton dans l’ensemble : Thieves’ World manque d’humour, peu importe sous quelle forme on le cherche. Les trois premiers volumes de nouvelles furent plusieurs fois nominés à des prix comme les Balrog Awards et Locus Awards, mais seul le troisième tome (Shadows of Sanctuary)  fut lauréat de ces deux prix.

Les romans

Outre Shadows of Sorcery (1993) et Sanctuary (2002), Thieves’ World compte six romans officiels, tous parus entre 1985 et 1988. Trois de ces romans furent écrits par Janet Morris, qui fut également l’autrice de quatre autres romans centrés sur le personnage de Tempus et le groupe de mercenaires des Stepsons. Les Stepsons, ou plus précisément The Sacred Band of Stepsons, ont leur propre cycle indépendant de Thieves’ World et sont ouvertement inspirés par une unité historique : le Bataillon Sacré de Thèbes (une unité d’élite composée de 75 couples homosexuels qui joua un rôle majeur dans la défaite des spartiates à la bataille de Leuctre en -371 et fut anéantie par les macédoniens en -338 durant la bataille de Chéronée).

Les deux adaptations jeu de rôle
La première est une gamme multi-système constituée en 1981 par une boîte de base produite par Chaosium. Elle fut suivie en 1982 par trois extensions de FASA (des scénarios se déroulant dans Sanctuary), et enfin un supplément Chaosium de 1986 actualisant certaines informations par rapport aux changements apparaissant dans les nouvelles. Ensuite, il fallut attendre l’OGL du D20 system (D&D3) pour que Green Ronin produise une nouvelle gamme de cinq livres entre 2005 et 2007.

Le contenu de la boite de 1981

La première gamme est centrée sur les trois premiers recueils de nouvelles. La boite de base Chaosium est composée de trois livrets et trois cartes en noir et blanc.
– Le livret des joueurs contient plusieurs textes visant à présenter l’ambiance de Thieves’ World et des considérations plus générales (la place des mages, la prostitution, les S’Danzo…). Le livret contient aussi une chronologie de base du monde, ainsi qu’un glossaire et une liste de jurons.
– Le livret du meneur commence par quelques réflexions sur l’utilisation de la boite, un aperçu de la corruption et du système judiciaire de Sanctuary et plusieurs textes présentant les différents panthéons et dieux. Le gros du livret est constitué par une série de tables de rencontres aléatoires, divers exemples de bâtisses et commerces et un générateur de bâtiments.
– Le troisième livret, enfin, se concentre sur les personnages apparaissant dans les deux premiers recueils de nouvelles. Ils sont présentés en trois grands groupes : le prince et son entourage, les résidents permanents de la cité et enfin, les vagabonds ou résidents épisodiques. Il y a une série de courts textes présentant ces protagonistes, sans guère de spoilers sur les nouvelles, puis, on enchaîne sur leurs caractéristiques pour neuf systèmes de jeux différents. Curieusement, certains protagonistes n’apparaissent pas dans tous les systèmes proposés.

Concernant les systèmes que je connais personnellement, ces adaptations ne sont pas forcément pertinentes. Par exemple, très peu de personnages font montre des capacités propres à D&D ou AD&D, notamment en matière de sorts, ou de pouvoirs de classe. De même, la magie dans les nouvelles Thieves’ World de l’époque est rare et inquiétante, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec la prolifération des sorts de magie de bataille de Runequest. Des adaptations ponctuelles sont apportées par les auteurs, mais elles demandent quand même de s’éloigner assez du ton et du type d’action que l’on peut voir dans les nouvelles. Outre Runequest, D&D et AD&D, les personnages sont également adaptés aux jeux Tunnels & Trolls, Traveller, Chivalry & Sorcery ainsi qu’à plusieurs systèmes qui n’ont jamais été traduits et sont restés à l’époque complètement inconnus de ce côté de l’Atlantique : Dragonquest, The Fantasy Trip et Adventures in Fantasy. Lors de la sortie du supplément de 1986, qui évoque le contenu du troisième recueil de nouvelles, les PNJ sont seulement détaillés pour le système Runequest et celui de MERP (Middle Earth Roleplaying Game).

La gamme Green Ronin sous OGL D&D3 s’intéresse à l’ensemble de la chronologie de Thieves’ World, mais se concentre surtout sur les évènements des trois premiers recueils de nouvelles (comme la gamme de 1981, donc) et les derniers développements de la chronologie, correspondants aux anthologies de la période 2002-2004. Cette gamme ne s’embarrasse pas de systèmes multiples et se montre plus précise que la gamme initiale Chaosium/FASA en ce qui concerne les panthéons, les peuples et cultures de Thieves’World. L’intention de présenter un contexte de jeu maniable se ressent et les informations disponibles sur l’univers et les protagonistes de Thieves’ World sont à la fois plus denses et mieux organisées. 

L’un des ouvrages de la gamme Green Ronin

Mes impressions personnelles
La qualité de Thieves’ World sur le plan des textes (nouvelles, romans…) est très variable, car les auteurs avaient beaucoup de latitude pour utiliser les personnages des autres, quitte à changer parfois de façon notable leur apparence, ou à leur infliger diverses péripéties ou mésaventures que l’auteur initial ne cautionnaît pas du tout. Il semble que cela ait contribué à faire péricliter puis arrêter le projet vers 1989. Si l’on aime les textes faisant la part belle à des personnages désabusés, voire cyniques, dans une ville miséreuse, ils recèlent cependant pas mal de bons morceaux et certains personnages ont un bon potentiel, parfois justement bien exploité. Bien que ces textes ne soient pas pornographiques et que Thieves’World ne puisse être classé dans les œuvres horrifiques ou érotiques, certains passages sont très explicites et évoquent des sujets comme la prostitution, l’homosexualité, la torture, la pédophilie, le racisme ou les sacrifices humains.    

Le rôle accordé aux divinités ou à la magie est notable, même si cela oscille entre des manifestations très spectaculaires (il y a par exemple une scène d’affrontement entre les avatars géants de Vashanka et d’un autre dieu, au dessus de la ville) et le plus souvent une magie plus discrète, limitée (objets enchantés, malédictions, philtres magiques, cartomancie…) à laquelle la quasi-totalité des habitants de Sanctuary ne peuvent pas accéder, ou dont ils n’ont pas l’assurance qu’elle fonctionne de manière fiable. Tout au moins, c’est l’impression qu’on a à la lecture des deux premiers recueils de nouvelles. Par la suite, la magie spectaculaire et l’implication des divinités deviennent de plus en plus prégnantes, même si là encore, le gros de la population de Sanctuary demeure démunie face à tous ces phénomènes et pouvoirs.

Le paradoxe propre à de nombreux univers de fantasy se retrouve dans Thieves’World : la magie est à la fois présente et officielle, et en même temps ne concerne quasiment personne au quotidien. La Guilde des Magiciens officielle de Sanctuary, par exemple, a pignon sur rue et organise même des réceptions pour le gratin de la cité. Mais au quotidien, même les plus puissants notables de la ville semblent peu recourir aux services de ces mages, sans parler du reste de la population. Si l’on a quelques cas précis impliquant par exemple un personnage protégé par une malédiction maintenue par un mage (et qui cesse donc de faire effet à la mort de ce dernier), globalement, le rôle des mages dans la société (à part quand ils veulent faire exploser le budget effets spéciaux) reste d’un flou remarquable et au mieux, on peut supposer qu’ils créent et assurent l’entretien de diverses protections qui évitent par exemple au Prince Kadakithis d’être maudit dix fois par jour par l’un de ses nombreux ennemis. Malheureusement, cela reste trop implicite la plupart du temps.
Il en va de même pour le rôle des prêtres : si les dieux de Thieves’World et leurs manifestations sont indéniables, ils ne semblent pas accorder de pouvoirs particuliers, ni de faveurs, à leurs émissaires mortels la plupart du temps. Parfois, ils vont même jusqu’à ignorer leurs représentants officiels pour s’adresser directement (mais pas forcément clairement) à d’autres personnes, les poussant à agir à l’insu du clergé, censé veiller à leurs intérêts. Par exemple, le dieu Vashanka intervient très souvent dans les textes Thieves’World. Et il lui arrive de converser avec le guerrier Tempus, à son service depuis trois siècles. A l’inverse, Molin Torcholder, le grand prêtre de Vashanka à Sanctuary, chargé de construire un temple majestueux à son dieu pour assurer sa prééminence locale, n’a pas droit au moindre mot. Alors qu’en plus d’être grand-prêtre, il a été conçu selon le rite le plus sacré de son culte (censé faire de lui le fils symbolique de son dieu) et s’avère être aussi le premier conseiller du Prince, demi-frère de l’empereur d’une nation qui est la seule à vénérer Vashanka… ,nous dirons que les voies des dieux sont mystérieuses, même pour un bourrin martial et viriliste comme Vashanka.

Sur le plan des ouvrages de jeu de rôle, j’ai découvert la boite de base au début des années 80, durant mes premières années en tant que rôliste. Avec les copains de l’époque, nous avons utilisé la ville de Sanctuary, mais pour le dire franchement, elle a servi de cadre à des aventures sans guère de rapport avec les protagonistes ou même les divinités de ce contexte. Telle qu’elle était décrite à l’époque, Sanctuary pouvait avec très peu d’efforts être intégrée dans un monde de fantasy existant, à condition de se passer du peu de détails culturels et religieux figurant dans la boite, pour les remplacer par ceux qui vous convenaient. En résumé, l’univers de Thieves’World était peu maniable si l’on voulait respecter l’intention de ses auteurs, à moins d’avoir lu au minimum les deux premiers recueils de nouvelles. Il s’agissait avant tout de s’adresser aux rôlistes parmi les lecteurs des nouvelles.

Comme je l’ai dit un peu plus haut, la gamme OGL de Green Ronin voulait présenter un véritable contexte de jeu, et en ce sens elle était effectivement plus détaillée et maniable. Notamment parce qu’elle bénéficiait de l’avantage du recul, puisqu’elle fut écrite entre 2005 et 2007, après que la totalité des romans et nouvelles Thieves’ World soient parus. La gamme Chaosium/FASA de son côté s’était terminée après la sortie du 3ème des 12 recueils initiaux.

Le projet Thieves’World est à mon sens une bonne illustration des potentiels et limites de ce que l’on appelle les univers partagés, quand leur ligne éditoriale accorde trop d’autonomie entre les différents auteurs, et ne les amène pas à se rencontrer régulièrement pour confronter leurs divergences et enrichir, ou actualiser, le projet. Dans son déroulement, le projet a perdu en l’espace de dix ans (la première série de douze anthologies) près des deux tiers des auteurs qui y ont contribué, quand certains (comme Marion Zimmer Bradley avec le mage Lythande) ne sont pas carrément partis de leur côté pour écrire leurs propres histoires en utilisant des personnages apparus pour la première fois dans Thieves’ World.

Indépendamment du contenu de ses histoires, Thieves’ World peut donc également constituer une étude de cas intéressante pour les équipes de romanciers, nouvellistes ou auteurs de jdr qui souhaitent créer un univers partagé et n’ont aucune expérience en la matière : qu’un tel projet soit le centre de leurs activités artistiques ou qu’ils n’y interviennent que de manière épisodique, voire ponctuelle, Thieves’World montre bien la nécessité d’une direction éditoriale à la fois souple et attentive à sans cesse redéfinir les enjeux et limites du projet, avec ses participants. Un constat qui concerne – à une autre échelle – de très nombreux projets de création de jeu de rôles.

Comme l’écriture elle-même, la capacité à travailler en équipe (régulièrement ou par le biais de points périodiques) et celle d’utiliser son égo au lieu de lui être asservi ne sont pas des talents innés. Certains ont des prédispositions en la matière, d’autres sont notoirement inaptes à travailler de manière réellement collective. La majorité d’entre nous sont simplement peu ou pas du tout expérimentés en la matière, et ont besoin de faire des apprentissages qui n’ont pas de lien direct avec “la créativité” mais sans lesquels l’artiste peut s’avérer être à la fois un créateur talentueux et un collaborateur inepte, voire nuisible. A titre personnel, je conclurai en disant que comme l’écriture elle-même, l’aptitude à travailler en équipe demande à être entretenue et développée. Il n’y a pas de ligne d’arrivée, ni de formule magique, mais un processus qui doit s’actualiser et se redéfinir à chaque projet.

Sources :

https://en.wikipedia.org/wiki/Robert_Asprin

https://en.wikipedia.org/wiki/Lynn_Abbey

https://en.wikipedia.org/wiki/Thieves%27_World

Ainsi que  le contenu des recueils de nouvelles, de la boite de 1981 et des suppléments des deux gammes Thieves’World, que je détiens (un mélange de matériel physique et de fichiers PDF/epub).

Les extrêmes sont pareils… mais en fait, non.

Préambule : un coup de bluff sémantique
Si vous suivez un peu les péripéties et le spectacle de mauvaise qualité qui constitue la majeure partie du quotidien politique en France, vous avez lu, entendu ou vu de nombreuses sorties qui renvoient dos à dos deux groupes de gens qui sont assimilés à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche.

Pour nous convaincre du péril extrémiste, on nous ressasse divers raccourcis sécuritaires concernant les dégradations, actes de vandalisme, menaces, manifestations accompagnées de violences, afin de les assimiler plus ou moins ouvertement à de l’activisme violent, voire à un terreau fertile pour le terrorisme.

La teneur de ces discours est limpide car elle n’a rien de nouveau : elle vise à effrayer le petit bourgeois ou celui qui aimerait en devenir un, afin qu’il se sente menacé dans son quotidien et se tourne vers les garants du statu-quo. La fonction première d’un système (organique ou politique) est de se perpétuer, et notre société menée par et pour la bourgeoisie ne déroge pas à la règle. Si de nombreux artistes, intellectuels et scientifiques aux idées progressistes sont issus des milieux bourgeois, ils restent très minoritaires au regard de cette classe dans son ensemble, qui reste attachée à un statu-quo dans lequel elle est gagnante. Le fait que la petite bourgeoisie et les “classes moyennes” soient de plus en plus sacrifiées par le capital au profit des grandes fortunes ne fait qu’exacerber le besoin d’un écran de fumée. Il faut faire diversion et orienter les craintes vers des ennemis intérieurs, réels ou fabriqués. Maintenir cette représentation dans laquelle des “extrêmes” qui sont issus de milieux populaires, ruraux et/ou immigrés seraient la menace, parce qu’ils sont moins éduqués et cultivés, voire “trop différents” de nos aimables bourgeois. 


Émeutes de novembre 2021 en Guadeloupe. © Sipa – CARLA BERNHARDT

Au fait, c’est qui, les “extrêmes” ?
Censément, l’extrême-gauche regrouperait tous ceux qui militent pour une société égalitaire et sans classes sociales, qu’ils se revendiquent de l’anarchisme, du communisme, du socialisme, etc. De son côté, l’extrême-droite est encore plus nébuleuse, puisqu’on y trouve aussi bien les bons vieux royalistes anti-sémites de l’Action Française que les groupuscules ultra-catholiques, les néo-nazis revendiqués et divers partis et groupes qui sont les héritiers du fascisme ou du nazisme tout en s’en défendant publiquement, comme le Rassemblement National dont les origines et l’histoire sont très parlantes à cet égard. Cependant, qu’ils soient religieux ou anti-cléricaux, royalistes ou attachés à une conception de la république qui relève de la dictature de caste, le racisme, l’homophobie et l’aspiration à un régime autoritaire constituent les points communs de ces différents courants. 

Dans le cas de l’extrême-gauche, on a affaire à des gens ou des groupes qui veulent donc transformer la société en profondeur, puisqu’elle repose justement sur des inégalités accolées à la notion de classes sociales, censées les légitimer ou à tout le moins les expliquer. L’extrême-gauche va plus loin puisqu’elle affirme que tous les humains, y compris ceux vivant en dehors des sociétés occidentales, doivent se voir accorder cette égalité.

Dans le cas de l’extrême-droite, elle ne s’affiche que rarement aussi “radicale”. De fait, elle prétend même souvent défendre les institutions et la société contre diverses menaces, alors que ses partisans témoignent fréquemment d’une certaine estime pour les porteurs d’uniforme, censés préserver et protéger cette société. L’extrême-droite met en avant des valeurs “morales” directement issues de la bourgeoisie et du patronat, qui seraient le propre de notre “culture” et menacées de l’intérieur comme de l’extérieur.  Elle va cependant bien plus loin puisque le fascisme et le royalisme sont opposés au principe de la démocratie parlementaire et le nazisme quant à lui affirme qu’il faut classer les êtres humains selon des critères raciaux. Par ailleurs, l’extrême-droite est aussi nationaliste, et veut – sous couvert de “patriotisme” – restaurer les divisions nationales et toutes les rivalités, guerres, alliances et trahisons qu’elles ont entretenues durant l’histoire. 

Enfin, si les tenants de l’extrême-gauche sont par principe opposés aux institutions et à ceux qui les défendent ou veulent les perpétuer (donc, les bourgeois et les forces de l’ordre par exemple), ceux d’extrême-droite ne cachent pas leurs mépris ou leur haine envers tous ceux qu’ils jugent indésirables : les homosexuels, les étrangers extra-européens, les musulmans, les juifs, ainsi pour les plus virulents de tous ceux qu’ils jugent “trop à gauche” et considèrent souvent publiquement comme des dégénérés… 

Un petit rappel sur la violence et son instrumentalisation
Historiquement, les régimes autoritaires s’appuient particulièrement sur deux couches distinctes de population, auxquelles ils mentent pour s’assurer de leur complicité. Tout d’abord, les milieux populaires auxquels on vend l’idée que des catégories de gens bien précises (aux origines ethniques ou aux pratiques religieuses facilement identifiables, par exemple) les spolient et que leurs efforts et leur travail seraient enfin reconnus à leur juste valeur sans ces “parasites”. Si les riches sont souvent stigmatisés en apparence, on maintient cependant le mythe de l’ascenseur social et on encourage nos pauvres à penser que s’ils étaient plus riches, ils se comporteraient comme ceux qui le sont déjà. Et surtout, que c’est normal. Le régime veut encourager le citoyen à travailler, à jalouser son voisin (surtout s’il a une tête de bouc émissaire) et à se taire.
La deuxième couche sociale constituant un soutien majeur pour les régimes autoritaires est évidemment la bourgeoisie, dont l’horizon idéologique se limite à son attachement à la propriété privée et à ses loisirs. Tant qu’elle conserve l’impression de pouvoir en jouir sereinement, à l’abri de la jalousie des pauvres (qui est d’autant plus fantasmée que nos bourgeois s’écharpent volontiers entre eux pour des histoires d’héritage) peu importe qu’on patrouille avec des armes de combat dans les banlieues populaires, qu’on installe des caméras partout ou qu’on fasse de la discrimination à grande échelle. Peu importe aux bourgeois, dans leur quasi-totalité, qu’on maltraite ou opprime des gens qui ne sont pas des leurs et que, dans le fond, ils craignent tout en prétendant les mépriser. 

Ces illusions sont relativement fragiles, surtout celles concernant les classes populaires. Il est donc nécessaire, du point de vue des dominants, d’entretenir la peur, notamment la peur de la violence physique. Peu importe si dans le même temps on blanchit jusqu’à la télé les violences d’état. Pour la majorité des citoyens qui n’en sont pas victimes, elles restent anecdotiques et sont rapidement oubliées.

Le fait divers sordide (surtout s’il implique des personnes vulnérables victimes de gens déjà catégorisés comme indésirables) est toujours plus marquant – car mis en scène médiatique – que la mutilation de manifestants désarmés, par exemple. Ne parlons pas des autres violences policières trop souvent complaisamment étouffées ou minimisées par les médias, comme l’assassinat d’une femme à son balcon par un tir direct d’arme censément non létale (Zineb Redouane en décembre 2018 à Marseille). Ou la noyade d’un simple citoyen pendant la fête de la Musique (Steve Maia Caniço, juin 2019 à Nantes).
Incidemment, on ne peut pas dire que l’extrême-droite se soit particulièrement fait remarquer par son indignation devant ces morts, causées par des représentants en service des forces de l’ordre. Bien au contraire… 

Déconsidérer la contestation sociale et la rendre effrayante
La foule est aveugle. Voilà un truisme des plus classiques et qui permet toutes les déclarations, toutes les accusations et surtout toutes les répressions : la foule anonyme et violente a  besoin d’être encadrée. Il faut effrayer les “braves gens”, dénigrer les revendications et faire en sorte que les contestataires soient assimilés au choix à des pions manipulés, à des imbéciles, ou à de dangereux extrémistes.

Le mouvement des Gilets Jaunes a entres autres particularités d’avoir cristallisé ces différentes représentations véhiculées par les dominants et ceux qui les servent. En effet, ils ont tour à tour été dépeints comme : des bouseux campagnards qui ne comprennent rien, des ruraux frustres et égoistes qui préfèrent polluer avec leur diesel qu’être responsables, des pions de l’extrême-gauche, des pauvres qui feraient mieux de chercher du travail, des pions de l’extrême-droite, des pions d’une puissance étrangère… la moindre gifle, la moindre vitre cassée était assimilée à des violences proches de celles du terrorisme. Dans l’intervalle, non seulement les forces de l’ordre ont tabassé, gazé et éborgné à tour de bras, mais il aura fallu six mois pour que le principal syndicat de journalistes français, le SNJ, s’émeuve officiellement des violences dont étaient victimes certains de leurs confrères indépendants. Les médias préféraient commencer leur couverture des journées de manif par les chiffres des gens interpellés chez eux à l’aube et placés en garde à vue “préventive”… c’est à dire mis derrière les barreaux pendant au moins 24 heures, juste pour s’assurer qu’ils n’iraient pas manifester. 

On peut raisonnablement penser que si le mouvement des Gilets Jaunes avait continué, et pris en ampleur, le gouvernement aurait de plus en plus lâché la bride aux forces de l’ordre et multiplié les procédures d’exception, quitte à violer un peu ici et là la Constitution. 

Il ne faut jamais oublier qu’en dépit des gesticulations qui pourraient laisser croire le contraire, in fine la violence d’état est toujours légitimée par le discours officiel. Toujours. Parce que nous, les citoyens, ne devons pas avoir le moindre pouvoir en dehors des urnes. Elles doivent, du point de vue des dominants, rester le seul canal d’expression publique susceptible de faire bouger (très légèrement) les choses. Le système électoral, pilier de notre démocratie, permet aux dominants de se maintenir en position d’autorité ou à minima d’influence forte. 

Et donc, les extrêmes, ce péril pesant sur la démocratie.
Comme on vient de le voir, il y a une focalisation volontaire sur des violences qui relèvent du fait divers ou du trouble de l’ordre public, qu’on instrumentalise afin de faire croire qu’elles nous menacent tous, ainsi que les institutions républicaines de ce pays. Le procédé n’est ni nouveau, ni honnête, mais il marche suffisamment bien pour qu’on continue à s’en servir et à en abuser.
Ce ne sont ni les casseurs, ni ceux qui incendient les voitures, ni ceux qui agressent les vieilles dames qui menacent la société. Cela ne veut pas dire qu’il faut les excuser, encore moins approuver leurs actions, mais ils ne constituent pas une menace sociétale, ni politique.
Sauf qu’ils sont à peu près la seule forme de violence médiatisable dont disposent les dominants pour effrayer la population la plupart du temps.
S’il existe des violences qui menacent la société ou ses institutions – en plus de faire des victimes humaines – elles relèvent de trois catégories qui n’ont rien à voir avec celles mises en scène par les médias,et qui ont lieu beaucoup moins souvent sous nos fenêtres :
– la guerre avec une puissance étrangère
– le terrorisme
– la révolution ou la guerre civile

On peut également inclure une quatrième catégorie : la violence d’état contre les citoyens et/ou les personnes vulnérables (migrants par exemple). La France n’étant pas encore officiellement un état policier, cette violence étatique constitue donc une menace contre la société française sous sa forme actuelle. Mais rares sont les politiques ou les journalistes qui nous le rappellent, et donc, nous avançons vers des formes sociétales de plus en plus autoritaires…
De ces différentes formes de violence pouvant mettre en péril la société, seul le terrorisme peut concerner “les extrêmes”, et on va voir que les choses ne sont pas exactement comme on nous le raconte régulièrement. Mais faisons d’abord un petit rappel comparatif sur les actions en tous genre que l’on peut reprocher aux extrêmes. 

Génération Identitaire, groupe xénophobe et raciste dissous en 2021. GI comptait dans ses adhérents et bienfaiteurs (2200 euros de dons environ) un certain Brenton Tarrant, auteur en 2019 des attentats de Christchurch (Nouvelle-Zélande) qui avaient provoqué la mort de 51 musulmans.

Violences et actes de vandalisme
Les actions imputables à des gens se revendiquant d’extrême-gauche sont faciles à cerner car elles concernent des cibles bien spécifiques : grandes entreprises (en ce qui concerne les dégradations et destructions de propriété privée notamment), représentants des forces de l’ordre (exclusivement dans le cadre d’affrontements durant des manifestations ou des rassemblements), militants d’extrême-droite (généralement en représailles contre des violences ou des actes de vandalisme revendiqués par ces derniers, ou durant des manifestations d’extrême-droite). Même les ténors médiatiques et politiques proches de l’extrême-droite, ou ouvertement dans ses rangs, sont très rarement menacés et encore moins agressés par des activistes ou des militants d’extrême-gauche. 

Le cas des black-bloc, souvent médiatisés dans le but de décrédibiliser les mouvements sociaux, illustre assez bien les violences d’extrême-gauche. Les black-bloc n’agissent que durant les manifestations, et s’en prennent exclusivement à des symboles de l’état ou du capitalisme : bâtiments publics, véhicules de police, agences bancaires, panneaux publicitaires… Lorsqu’il y a affrontement, il ne concerne que les représentants des forces de l’ordre ou des groupes violents d’extrême-droite. A l’inverse, il y a une majorité de manifestations dans lesquelles les black-bloc se montrent mais ne se livrent à aucune violence ni dégradation. Leur présence est alors surtout symbolique et vise à intimider les éventuels provocateurs. Idéologiquement, les black-bloc ne constituent pas des groupes formels mais ceux qui les composent de manière plus ou moins éphémère se rattachent à l’anti-capitalisme, l’anarchisme, le féminisme ou la pensée libertaire.

De leur côté, les auteurs de violences se revendiquant d’extrême-droite sont bien plus éclectiques : en plus de s’en prendre à leurs adversaires d’extrême-gauche, ils agressent également très régulièrement des personnes racisées, musulmanes ou homosexuelles. Ils se livrent d’ailleurs périodiquement à des opérations coups de poing en marge de manifestations organisées par ces catégories de personnes, dans l’espoir de “casser du bougnoule/du pédé” par exemple, et de causer suffisamment de désordres pour que la police disperse la manifestation, afin de mettre fins à ces “troubles”. L’autre raison de ces actions de provocation est qu’au niveau médiatique, leur effet renforce l’opinion des imbéciles qui ont adopté le discours des dominants “contester, c’est mal car ça peut devenir violent”. Ainsi, de manière prévisible au regard des valeurs de l’extrême-droite, alors qu’il lui arrive de se présenter comme un rebelle ou un contestataire, le militant d’extrême-droite agit en réalité comme un adjoint bénévole du système qu’il prétend détester.

Les dégradations, effractions et sabotages de locaux associatifs ou militants qui ne leur conviennent pas sont également fréquemment cités au palmarès des activistes d’extrême-droite. Enfin, il y a d’occasionnelles “descentes” dans des soirées organisées par des personnes maghrébines ou africaines, ou des boites de nuit gay.Et, à l’occasion, des menaces plus ou moins officiellement revendiquées contre des élus locaux.
De même, les militants d’extrême-droite n’hésitent pas sur les réseaux sociaux ou dans la rue à menacer les simples citoyens qui offensent ce qui leur tient lieu de sensibilité. On peut citer notamment des instituteurs ou professeurs (en particulier des femmes) qui abordent “trop ouvertement” la ségrégation raciale, l’histoire de l’islam ou de la colonisation, sans parler de la Shoah…Dernier exemple en date, Sophie Djigo, de Valencienne, menacée de viol et de dépeçage début décembre par les sbires du “Réseau parents vigilants”, proches d’Eric Zemmour, parce qu’elle voulait organiser une sortie pour que ses élèves puissent rencontrer une association d’aide aux migrants.On ne parlera pas de Cédric Herrou qui, en plus d’être régulièrement stigmatisé par bon nombre d’élus de droite “respectables” (à commencer par le nouveau président de Les Républicains, Eric Ciotti), reçoit depuis 2018 son quota de menaces de mort anonymes mais dont le contenu ne laisse aucun doute sur les opinions politiques de leurs auteurs.

Une bonne partie de la violence urbaine d’extrême-droite, notamment les opérations coup de poing en groupe contre des victimes isolées ou vulnérables, est encore directement inspirée par les ratonnades de 1973, qui eurent lieu essentiellement à Marseille et causèrent une cinquantaine de morts d’origine nord-africaine. Ainsi, la demi-finale de la coupe du monde Maroc/France le 14-12-2022 a donné lieu à divers désordres et violences d’extrême-droite. A Nice, des hommes encagoulés ont poursuivi des supporters marocains en criant “dehors les arabes”. A Lyon (où les groupes violents d’extrême-droite tentent de faire régner la terreur dans la vieille ville depuis des années), une demi-douzaine de jeunes d’extrême-droite ont été interpellés après avoir provoqué une rixe avec des supporters français et marocains place Bellecour. A Paris, quarante-sept militants d’extrême-droite (dont 15 fichés S) ont été interpellés avec des armes blanches alors qu’ils s’apprêtaient à faire une descente sur les Champs-Elysées.


Plaque commémorative des ratonnades, Parc Longchamp, Marseille.

Pour le dire plus crûment, quand l’état parle de protéger le citoyen de la violence au quotidien, en réalité, il devrait aussi parler de protéger notamment certaines catégories de citoyens (principalement d’origine étrangère, ou de sexe féminin, ou d’orientation homosexuelle) de la violence d’extrême-droite. Or, si on évoque parfois cette violence d’extrême-droite quand elle devient meurtrière (avec des jolies phrases comme “le racisme tue” ou “la haine est inacceptable”), le reste du temps, elle passe presque complètement sous les radars officiels et est ramenée à des actes délinquants entre simples particuliers. On va même souvent dans la sphère médiatique jusqu’à s’efforcer de déconnecter les violences racistes de l’extrême droite, pour les ramener à des actions individuelles de personnes déséquilibrées, marginales ou simplement violentes. Cet exercice de manipulation sémantique s’avère aussi hypocrite que difficile à camoufler, vu le passé ou les allégeances de la quasi-totalité des auteurs de ces violences… 
On observera par ailleurs que devant les juges, la défense des militants d’extrême-droite tente systématiquement de nier le caractère homophobe ou raciste de ces violences, quand bien même les victimes ou cibles sont à l’évidence “choisies” justement pour ces raisons.

Extrêmes et crime organisé
Dans ce domaine, on trouve là aussi des différences notables entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Les seuls militants d’extrême-gauche auxquels on a reproché d’avoir des liens avec le crime organisé sont ceux qui veulent depuis des années porter assistance aux réfugiés et migrants. Et encore, parce que l’État français affirme que ces personnes ont des liens avec les réseaux de passeurs. Dans les faits, non seulement de tels liens n’ont jamais été démontrés (on peut  citer les aventures judiciaires de Pierre-Alain Mannoni et Cédric Herrou entres autres), mais en plus, il n’a jamais été non plus mis sur la table un quelconque enrichissement personnel. Le militant d’extrême-gauche (ou celui qu’on considère comme tel) ne remplit ni son portefeuille, ni les caisses d’un quelconque parti, mouvement, groupuscule ou même organisation criminelle en portant assistance à des étrangers en situation irrégulière sur le territoire national, en les nourrissant ou en les hébergeant.

A l’extrême droite, par contre, on peut citer deux exemples assez remarquables dans ce domaine :

Serge Ayoub
Figure depuis les années 80 de l’extrême-droite violente, Ayoub alias Batskin (pour sa propension à utiliser une batte de base-ball lorsqu’il défonçait du “gauchiste”) a été l’un des grands artisans de l’essor des skinheads en France. Il a aussi été à la tête du groupuscule Troisième Voie et de son “service d’ordre” le JNR (Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires). A titre personnel, M. Ayoub a une belle liste d’exploits violents et racistes  dans les années 90 à son actif, en plus d’avoir fait quelques mois de prison en Russie en 2018; pour trafic de stéroïdes.
En 2013, il dissout Troisième Voie et le JNR à la suite du meurtre du militant antifasciste Clément Meric. Un meurtre exécuté par deux des “soldats” du JNR. Un temps inquiété par la justice sur cette affaire, il a cependant été relaxé. Depuis, M. Ayoub ne “fait plus de politique”, mais s’est retranché dans le milieu des motards (il avait déjà tenté d’implanter les Hell’s Angels en France dans les années 90) où il s’est fait connaître en tant que meneur d’un groupe de bikers – les MC Praetorians. On retrouve bon nombre d’anciens du JNR dans ce club, qui a fini par s’affilier au Gremium MC. Le Gremium est un groupe international de bikers d’origine allemande, interdit à plusieurs reprises dans divers pays européens. En effet, le Gremium fait officiellement partie du “Club 1%”, c’est à dire les organisations de bikers connues pour leurs liens avec le crime organisé (notamment en ce qui concerne le vol, la prostitution et le trafic d’armes ou de drogue). De même que les Hell’s Angels, ou encore les Vagos, dont le chapitre français de Metz a été un temps “frère” du Gremium de Ayoub, mais les deux groupes sont désormais rivaux.  


Serge Ayoub en 2014, durant le défilé du FN pour le 1er mai à Paris. Photo Wikipedia.

Les armes de Coulibaly
Amedy Coulibaly, ancien délinquant converti à l’islam radical,  a fait cinq morts en 2015 lors d’une fusillade à Montrouge puis une prise d’otage à l’hyper-casher Porte de Vincennes, avant d’être abattu par le RAID. Contrairement à ce qui a été dit dans un premier temps, il ne s’agissait pas d’un “loup solitaire” et une demi-douzaine de complices ont été interpellés, essentiellement pour lui avoir fourni armes et véhicules. Notamment, Coulibaly avait pu obtenir pour environ 6000 euros d’armes et de matériel militaire. Or, ces équipements lui ont été vendus par des trafiquants suprémacistes blancs qui avaient des liens à la fois avec la Police Nationale et la Gendarmerie. Car en plus d’être des extrémistes racistes, nos trafiquants d’armes étaient aussi indics à leurs heures… on peut notamment évoquer Claude Hermant, condamné en 2015 à sept ans de prison. Ancienne figure lilloise de l’extrême-droite, ses empreintes ont été retrouvées sur cinq des armes détenues par Coulibaly. Durant le procès, il a même prétendu un temps avoir “agi en service commandé” pour la gendarmerie, qui cherchait d’après lui à “pincer de plus gros poissons”. 

Les extrêmes et le terrorisme
Précisons qu’il n’existe pas de définition unique et universelle du terrorisme à l’heure actuelle. Cependant, le consensus observé dans la quasi-totalité des pays qui ont une législation antiterroriste amène à penser qu’on peut considérer comme un acte terroriste une tentative, à des fins idéologiques, religieuses ou politiques, de blesser ou tuer des êtres humains qui ne sont pas légalement considérés comme des combattants.

En France, il faut remonter aux meurtres commis par Action Directe entre 1979 et 1987 pour trouver trace d’un terrorisme d’extrême-gauche actif, en plus d’être meurtrier.
On est loin du terrorisme d’extrême-gauche fantasmé dont nous parlent périodiquement certains politiciens, médiacrates et responsables policiers… de droite. Terrorisme fantasmé qui n’existe que dans leur tête mais qui constitue aussi un fond de commerce médiatique et électoral, quand on l’évoque de manière répétée à des gens qui veulent le plus souvent déjà y croire. Parfois, les hauts responsables policiers ou certains ministres tentent le coup et essaient de faire requalifier un acte de délinquance ou une flambée de violence urbaine en entreprise terroriste d’extrême-gauche… et se font retoquer par les juges qui ne voient pas du tout de quoi ils veulent parler.

Et puis, à l’occasion, ils vont plus loin. L’exemple le plus remarquable est l’affaire du sabotage des caténaires à Tarnac, le 8 novembre 2008. Elle a donné lieu à l’époque à une belle intox montée à la fois par le gouvernement et par les services de police. Entre 2008 et 2019, non seulement les différents inculpés, censément membres d’un groupe qui n’a jamais existé, ont progressivement tous été relaxés, mais tout le dossier s’est lamentablement effondré. L’abandon de toute qualification terroriste a été confirmé en cassation dès 2017 et c’est surtout pour tenter de sauver la face que le ministère public s’est acharné. Au final, aucun lien n’a pu être établi entre les accusés et l’acte de sabotage. A l’inverse, les témoignages et compte-rendus bidonnés de policiers, ainsi que plusieurs blancs dans le dossier opportunément couverts par le “secret défense” ont été mis en évidence et amené jusqu’aux médias les plus complaisants envers le gouvernement à s’interroger du bout des lèvres sur cette intox d’état. Le jugement final en 2018 a relaxé les deux derniers prévenus de tous les motifs de mise en examen, si ce n’est qu’ils avaient refusé de se soumettre à des prélèvements biologiques. Absolument rien à voir avec un acte criminel quelconque, et encore moins avec le terrorisme…

Arrivé à ce stade, j’imagine que dire que ça se passe de manière sensiblement différente quand on creuse la question du terrorisme d’extrême droite ne devrait surprendre personne… 

On va cependant prendre la précaution de rappeler que la classe politique française, dans la majorité de sa composition actuelle, est soit ignare, soit exagérément complaisante avec la radicalité de droite. Et cela entraîne donc de très regrettables… confusions.

Le souvenir de l’Organisation de l’Armée Secrète
Plus précisément, le 28 juin 2022, le doyen de l’Assemblée Nationale (José Gonzalez, encarté depuis les années 80 au Rassemblement National) évoque à la tribune sa nostalgie de l’Algérie française, ce qui n’est déjà pas du meilleur genre. Peu après, devant des journalistes, il déclare «Je ne suis pas là pour juger si l’OAS a commis des crimes ou pas. L’OAS, je ne sais même pas bien ce que c’était.».

Pour mémoire, l’Organisation de l’Armée Secrète fut fondée en 1961 dans le but de maintenir l’Algérie dans le giron de la France, y compris par la violence et le terrorisme. Elle comptait dans ses rangs de nombreux militaires, y compris plusieurs hauts gradés comme le général Raoul Salan. On impute officiellement à l’OAS plus de 2200 morts en Algérie entre 1961 et 1962, et 71 en France (dont Camille Blanc, le maire d’Évian). Certains vont plus loin et lui attribuent jusqu’à 2700 victimes. L’OAS a également accueilli en son sein plusieurs des dirigeants du “putsch des généraux” après leur échec en avril 1961. Putsch qui s’était traduit par la mise en examen de 114 officiers de l’armée française et l’arrestation de deux des quatre généraux cinq étoiles impliqués…
Enfin, on doit aussi à l’OAS le 26 aout 1962 l’attentat du Petit-Clamart, durant lequel le véhicule qui transportait le président Charles de Gaulle a encaissé 14 balles, sur les 150 tirées lors d’une embuscade montée par les terroristes.
Difficile de croire que José Gonzalez, âgé de 19 ans à l’époque, n’avait à l’époque ni n’a eu depuis lors aucune connaissance des faits, ni de ceux qui les revendiquaient…

Si, à gauche, les protestations sur cette déclaration sont venues rapidement, à droite, on a plutôt entendu un silence assourdissant.

Emblême de l’OAS, dont la devise était « l’OAS frappe où elle veut, quand elle veut ». Wikipedia.

Depuis l’OAS
Un rapport d’Europol datant d’août 2022 déclare que dans l’espace de l’Union Européenne, 45% des interpellations liées à des menaces terroristes d’extrême-droite ont eu lieu en France durant l’année 2021.

Le rapport de synthèse 2022 d’Interpol sur la criminalité indique que dans l’espace européen (ainsi que l’Amérique du Nord et une partie de l’Asie…), le taux de croissance des menaces terroristes d’extrême-droite sur dix ans a été multiplié par… cinquante

Dans les médias d’audience nationale, il n’y a guère que le Figaro ou CNews pour trouver à redire à ces rapports officiels. Ils préfèrent déclarer, à l’instar de Mathieu Bock-Coté le 20-12-2022, que tout cela est “une menace qui correspond enfin à l’imaginaire de la presse de gauche”.

En réalité, depuis la dissolution de l’OAS en 1962, le terrorisme français d’extrême-droite a donné naissance à de nombreux groupuscules : le groupe Charles-Martel, Occident, le Front de libération nationale français, les Commandos Delta (anciens de l’OAS), les Commandos de France contre l’invasion maghrébine, la Ligue des combattants contre l’occupation juive, le Parti Nationaliste Français et Européen, Ordre Nouveau, Tiwaz 2882, Clandestini Corsi, Fraction Nationaliste Armée Révolutionnaire, Recolonisation française, Languedoc-War, Nomad 88 et bien d’autres. 

Les victimes
Si l’on revient à notre définition plus haut du terrorisme comme concernant des violences envers des êtres humains à des fins idéologiques, religieuses ou politiques, que peut-on dire ?

Depuis la deuxième guerre mondiale, les terroristes d’extrême-gauche en France ont officiellement causé 12 morts et 26 blessés, tous imputés à Action Directe entre 1979 et 1987.

En comparaison, les différents groupes et “loups solitaires” souvent encartés ou très proches de l’extrême-droite officielle ont commis 47 actes terroristes (essentiellement la pose de bombes ou des mitraillages) qui ont causé environ 17 morts et 86 blessés. Auxquels on peut ajouter les 71 morts dues à l’OAS en France métropolitaine entre 1961 et 1963 (sans compter les 2200 à 2700 victimes sur le sol algérien). 

Par ailleurs, si on cherche les victimes causées, sans que la qualification de terrorisme soit retenue, par des personnes affiliées à ou sympathisantes de l’extrême-gauche pour des raisons idéologiques, on doit remonter à 1987 et Action Directe. En ce qui concerne les personnes qui agissent pour des raisons racistes ou xénophobes, donc conformes aux idées d’extrême droite, ou ayant été encartées à l’extrême-droite, il suffit malheureusement de revenir au vendredi 23 décembre 2022 (trois kurdes assassinés à Paris par un retraité, déjà condamné pour des faits de violences racistes en 2021 et une tentative d’homicide en 2016…).

Les attentats qui n’ont pas eu lieu.
D’après le site Statista, en 2021, trois projets d’attentats d’extrême-gauche ont été déjoués en France. Durant la même année, il y a eu trente projets d’attentats d’extrême-droite qui purent être empêchés. Les détails sur les cibles et les modalités de la majorité de ces projets ne sont pas connus du public, mais la disproportion est plutôt parlante… 

Les liens avec les militaires et les forces de l’ordre
Sans surprise aucune, on ne trouve pas beaucoup au sein des activistes d’extrême-gauche de policiers, de militaires ou d’anciens membres de ces deux corps.
A l’inverse, et là encore sans surprise, la présence de soldats ou de policiers au sein des groupes d’extrême-droite ne date pas d’hier et reste une constante.
L’OAS, là encore, reste l’exemple le plus remarquable à ce niveau. On peut également citer, entres autres des groupes comme l’AFO (Action des Forces Opérationnelles) démantelé en 2018, ou Recolonisation France (qui comptait en 2021 un colonel de gendarmerie et plusieurs militaires actifs dans ses rangs). Dans ces groupes, les projets d’attentats ciblant musulmans ou étrangers vont généralement de pair avec un projet de “guerre civile raciale” et des rêves de coup d’État.

En résumé
Nous avons vu que la représentation “des extrêmes” dans le champ politique et médiatique est biaisée. Notamment, on présente les deux pôles extrémistes comme une menace équivalente pour la société alors qu’en réalité, l’extrême-gauche menace essentiellement les intérêts bourgeois et capitalistes, alors que l’extrême-droite veut en finir avec la démocratie parlementaire, ainsi que toutes les catégories de gens qu’elle juge indésirable.
De même, alors que les responsables politiques (officiellement de droite, mais pas que…) évoquent souvent la “nébuleuse d’extrême-gauche” ou “les autonomistes et anarchistes de gauche”, il leur est généralement impossible de prouver l’existence de véritables groupes et projets terroristes ou même violents. Les actions publiques violentes d’extrême-gauche se limitent à des dégradations de lieux ou locaux symboliques, des affrontements avec l’extrême-droite ou les forces de l’ordre, et la présence de black-bloc dans certaines manifestations. Elles sont commises par des individus qui s’organisent de manière spontanée, et pas forcément pérenne.

A l’inverse, les groupuscules, factions et commandos se revendiquant d’extrême-droite et pourvus d’une notoriété plus ou moins grande ne manquent pas. Nombreux parmi les plus récents ont été fondés par des membres de groupes dissous ou interdits. Certains sont clandestins, d’autres cachent leurs activités militantes derrière une façade (comme un club de bikers), voire se livrent à des activités criminelles, notamment le trafic d’armes, le racket ou le proxénétisme.
Leurs actions sont nombreuses et diversifiées : violences ciblées contre les personnes racisées ou homosexuelles, ratonnades, menaces de mort et harcèlement, pose de bombes, violences à l’encontre de leurs adversaires politiques et souvent de personnalités qui ne leur conviennent pas… leur structure interne est souvent – mais pas toujours – inspirée par l’organisation militaire et ils comptent dans leurs rangs des gens qui ont été par le passé policiers, gendarmes ou soldats, voire même qui le sont encore. 

Face à cette distorsion sémantique, on ne peut que déplorer l’aveuglement dont fait preuve, comme partout sur la planète dans des circonstances similaires, une bonne partie des citoyens des classes moyennes et supérieures françaises. Si de nombreux penseurs, militants, activistes de gauche sont issus de ces milieux, en réalité, ils ne sont que des exceptions. Dans leur majorité, les concernés préfèrent se contenter d’une connaissance superficielle des “menaces extrémistes”, qui conforte leur positionnement mental : faire preuve de bons sentiments humanistes en surface, mais ne pas se soucier réellement des enjeux de société tant qu’ils ne les menacent pas personnellement. Les plus lucides, les plus à droite, savent que ces représentations vont dans le sens de leurs intérêts de classe et ils se fichent pas mal en réalité de ce que pourrait devenir la république ou la démocratie, tant qu’ils ont l’assurance de rester des gagnants.

On en profitera d’ailleurs pour rappeler que dans absolument tous les cas où l’extrême-droite a pris le pouvoir dans le monde  – que ce soit par la force ou par les urnes – elle n’a jamais menacé les classes moyennes, et encore moins la grande bourgeoisie ou les ultra-riches. Tout au plus, elle a activement persécuté (voire éliminé) au sein de ces couches sociales ceux qui avaient des origines ethniques ou des croyances religieuses que nos extrémistes ne supportent pas. L’histoire du nazisme et de la spoliation des juifs est l’exemple le plus marquant qui vienne à l’esprit, mais pas le seul. Les autres victimes des régimes d’extrême-droite dans les milieux “favorisés” sont soit des individus dénoncés à tort par des opportunistes qui voulaient les écarter de leur chemin, soit des personnes minoritaires dans leur milieu, qui voulaient sincèrement défendre des idéaux républicains ou humanistes, ou qui refusaient de cautionner les discriminations et persécutions mises en place par le nouveau régime.

Et après ?
Ce n’est pas du tout une surprise quand on a un minimum de culture politique et historique, mais beaucoup de nos concitoyens ont encore du mal à comprendre que l’extrême-droite n’a jamais été une menace pour ceux qui sont déjà les gagnants de nos sociétés. Or, si les citoyens des milieux sociaux qui ont le plus accès à la culture, et le plus d’occasions de faire entendre leurs voix, se taisent en faisant le choix de l’ignorance délibérée ou du cynisme, lutter contre l’essor de l’extrême-droite en France devient une triste farce. Les histoires de “front républicain” à géométrie variable et la liquidation de l’héritage gaulliste par Nicolas Sarkozy à partir de 2005 (pour aller braconner sur les terres du FN) en sont d’ailleurs de bonnes illustrations. Parmi ces gens qui parlent de république ou de démocratie à tort et à travers, nombreux sont ceux qui se pensent capables de survivre – politiquement – à l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite. Les gesticulations du parti Les Républicains qui se jette pieds joints dans une conception de la république basée sur la discrimination sociale et religieuse sont significatives, mais les compromissions de Renaissance/LREM avec les députés du Rassemblement National ne sont pas en reste.

Parmi ces gens, beaucoup connaissent assez l’histoire de France pour croire que dans le pire des cas, l’évolution de la situation politique causera une crise politique majeure, qui permettra alors l’émergence d’une véritable politique d’extrême-centre (au sens historique du terme, tel que défini par l’historien Pierre Serna en 2005 : l’instauration d’un régime fort et légaliste, dont le compas politique est constitué d’opportunisme arbitraire). C’est d’ailleurs à mettre en oeuvre ce genre de politique – couplée à l’ultralibéralisme – que la Macronie s’emploie depuis des années, de manière assez évidente. Mais les tenants de cette conception du pouvoir ne sont pas en mesure de déterminer dans quelle mesure l’extrême-droite politique, et ses partisans violents ou terroristes, accepteront une telle situation s’ils ont le sentiment de pouvoir rafler toute la mise…
Que ces opportunistes de l’extrême-centre aient ou non raison dans leur évaluation de la situation, la démocratie française fait déjà depuis un moment les frais de leurs choix.
S’ils ont raison et continuent d’avoir le champ libre, la situation se dégradera de plus en plus en matière de libertés publiques, de principes républicains (Liberté, Égalité, Fraternité…) et de répression policière ainsi que d’abus de bien sociaux et autres conflits d’intérêts. Sans parler des dommages économiques et sociaux d’une politique économique ultralibérale.
Et s’ils ont tort, en plus de tout ça ils auront préparé le terrain à des gens qui sont bien décidés à “purifier” le pays de tous ceux qu’ils haïssent, et dont la liste ne fera que s’allonger au gré de leurs lubies. Parce que, qu’elle soit officiellement ou non au pouvoir, l’extrême-droite n’en a jamais assez. 

Sources :
https://www.liberation.fr/societe/education/enseignants-menaces-par-lextreme-droite-la-crainte-dun-passage-a-lacte-violent-20221204_LID7JCLLHVAWXKUYJAOIKHK7WI/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Black_bloc

https://www.nouvelobs.com/politique/20220629.OBS60305/c-etait-assez-genant-des-deputes-de-la-nupes-denoncent-les-declarations-de-jose-gonzalez-sur-l-algerie-francaise.html

https://www.liberation.fr/societe/menace-terroriste-dextreme-droite-la-france-en-premiere-ligne-20220809_LP6OUPYHLNE2FO4SALPNOJIW2I/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_l%27arm%C3%A9e_secr%C3%A8te

https://www.liberation.fr/societe/le-terroriste-brenton-tarrant-etait-membre-bienfaiteur-de-generation-identitaire-20210303_NNT7IG7D2JHUHL5CG4XTXQYI5E/

https://www.nouvelobs.com/coupe-du-monde-2022/20221215.OBS67160/coupe-du-monde-liesse-apres-la-victoire-des-bleus-quelques-debordements-a-nice-lyon-et-paris.html

https://www.streetpress.com/sujet/1637602672-reglement-comptes-bikers-neonazis-serge-ayoub-extreme-droite-crime-organise

https://en.wikipedia.org/wiki/Gremium_Motorcycle_Club

https://www.leparisien.fr/faits-divers/paris-47-personnes-proches-de-lultradroite-interpellees-pour-port-darmes-prohibees-15-12-2022-VHREAXE22BC73G54FDEXLC76IM.php

https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_de_motards_criminalis%C3%A9s

https://fr.wikipedia.org/wiki/Terrorisme

https://blogs.mediapart.fr/vilmauve/blog/310117/le-terrorisme-dextreme-droite

https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_d%27attaques_terroristes_d%27extr%C3%AAme_droite

https://fr.wikipedia.org/wiki/Terrorisme_en_France

https://fr.statista.com/statistiques/1321812/nombre-attaques-extreme-gauche-par-pays-union-europeenne/

https://www.slate.fr/story/220095/pourquoi-souvent-militaires-officiers-gendarmes-groupes-ultradroite-terrorisme-extreme-droite

https://fr.wikipedia.org/wiki/Extr%C3%AAme_centre

Midjourney, le Skynet des artistes

Pour mémoire : Midjourney est un bot internet accessible par Discord, qui va obéir aux instructions que l’on peut lui donner afin de créer une image. Pour ce faire, il se sert des dizaines de milliards d’images disponibles sur internet, sans demander à personne le droit de le faire. Cela permet notamment à ses utilisateurs de produire des images et de les vendre, alors qu’ils ne sont pas des artistes, et que leur produit ne pourrait voir le jour sans le piratage massif d’oeuvres d’artistes. Certains vont même plus loin puisqu’ils prétendent vendre des oeuvres originales d’artistes, alors que ce sont des compositions faites par Midjourney qui utilise les oeuvres que ces artistes ont mises gratuitement à disposition sur internet afin de restituer leur « touche » personnelle.

L’intelligence artificielle en tant que fournisseur de contenu artistique, c’est l’émergence dans des milieux qui n’en avaient pas l’habitude d’un vieux problème de l’ère industrielle et capitaliste : l’automation du travail et la reproduction à échelle industrielle de savoir-faire individuels, appropriés et monopolisés par des gens qui ont simplement de l’argent. Parce que vous y trompez pas, on est pas égaux devant le bot Midjourney, déjà, puisqu’il est possible de payer afin de ne pas avoir à poireauter pour faire exécuter une requête sur le canal général …

Le problème de l’automation, ça n’est pas de remplacer le travail humain par celui de la machine, mais de poser la question de la valeur de l’humain aux yeux de ses semblables et de sa place dans la société s’il n’a pas ou plus de travail.

Ça ne date pas d’hier, hein. Sauf que pendant longtemps, ça touchait essentiellement des métiers manuels spécialisés ou à faible qualification. Puis, on est passé aux caisses automatiques (dans les parkings, puis les gares, puis les supermarchés, puis…). Et une partie des tâches demandés aux administratifs privés ou publics a également disparu via les plateformes de saisie et d’inscription en ligne.

Du point de vue de l’utilisateur, on est effectivement souvent gagnants. Et c’est comme ça qu’on nous vend le truc. Comme on nous a vendu la machine à laver, autrefois, entres autres. De ce point de vue, oui, il y a du progrès, parce qu’il y a potentiellement gain de temps libre. Et du point de vue de l’utilisateur, combien de gens se demandent qui sera lésé dans cette affaire ? Objectivement, qui voudrait retourner à la lessive à la main pour toute la famille ? Pas grand-monde. Qui voudrait se taper 45 minutes d’attente afin d’accomplir une formalité pour avoir droit à « il manque tel document » alors qu’il peut le savoir en cinq minutes en ligne ? Pas grand-monde.

Mais…

Déjà, du point de vue du travailleur, son remplacement le force à bouger pour trouver des boites où les choses avancent plus lentement (idem pour les administrations publiques), ou se reconvertir. Et c’est évidemment plus facile à dire qu’à faire, très souvent.

S’il est dans un créneau d’artisan/artiste, il peut tenter de jouer la carte du « fait main », mais ceux que nous voyons qui s’en sortent sont *les survivants* et on est infoutus de compter les autres, vu qu’ils ont baissé pavillon, ou se contentent de faire ça à côté d’un boulot alimentaire qui bouffe le gros de leur énergie.

Certains pourraient dire « ceux qui n’y arrivent pas, c’est parce qu’ils ne peuvent pas s’adapter au changement ». Alors, c’est vrai. Mais le changement dont on parle, ça n’est pas l’adaptation du vivant à son milieu pour survivre, comme nos ancêtres et plein de nos congénères le vivent encore. C’est aussi se poser la question de savoir si un changement voulu par des humains doit forcément s’appliquer à tous, peu importe s’ils s’en sortent ou pas. Et « s’en sortir », c’est un tas de réalités différentes, faites de formes de précarité que la majorité d’entre nous ne soupçonnons pas.

Ici, ça n’est pas mère nature qui nous dit qu’il faut changer ou disparaitre. C’est le capital. Et non, ça n’est pas *du tout* la même chose.

Thêatre d’Opera Spatial, premier prix du Colorado State Fair Fine Arts Competition en septembre 2022, est une création de Jason Allen, qui affirme avoir passé près de 80 heures à donner des instructions à Midjourney pour obtenir ce résultat.

Nous savons, aussi, que si l’automation a permis de réduire la pénibilité au travail et donc d’augmenter l’espérance de vie en bonne santé (et l’espérance de vie tout court), ainsi que le temps libre (et donc l’enrichissement des industries « de loisir » à commencer par tous les loisirs qui concernent un écran grand ou petit), l’heure est venue de nous persuader qu’il faut travailler plus longtemps, sans perspective d’avenir autre que « ça sera encore pire sinon », pendant que notre travail, et celui des machines, enrichissent de manière exponentiellement grotesque une minorité de gens… Et tous les sbires et mercenaires qui défendent leurs intérêts.

Encore un « changement » qui ne relève ni des pressions de l’évolution, ni des lois de la physique, mais plutôt du détournement sémantique, au profit de gens qui, eux, n’ont jamais à se poser ce genre de questions, puisqu’ils sont à plus de 90% les héritiers d’une situation de domination qu’ils comptent bien perpétuer. Nos avocats du changement sont au mieux les acteurs du statu-quo à leur profit, mais comme en plus ils sont avides, même cela ne leur suffit plus.

Ils n’auront aucun état d’âme à remplacer tous les humains par des machines, tant qu’ils conserveront la possibilité d’avoir « leur » professionnel à eux sous la main. Dont ils seront les clients exclusifs, et dont ils se vanteront auprès de leurs relations.

C’est déjà ce qu’ils font depuis des lustres, vous savez ? Ce sont les mêmes qui paient des garde-chiourmes pour fournir toute la planète en fringues faites par des gosses ET des machines, pendant qu’ils claquent des sommes folles chez « leur » tailleur hors de prix, par exemple. Parlons pas de la bouffe industrielle…

De la même manière qu’il y aura toujours des tailleurs pour les riches, ils auront aussi leurs artistes à eux. Comme à la belle époque, vous savez ? Quand les grands noms de la littérature et de la peinture ou de la musique étaient dans leur écrasante majorité aussi des courtisans, qui rivalisaient pour se vendre et trouver des *mécènes*.

On pourrait se dire « la seule parade, c’est de s’en prendre à la nature même du travail ». Par exemple, en remettant sur la table la question du revenu universel. Et en se disant que l’automation pourrait enfin nous rendre *libres* au lieu de faire de nous *des déclassés* stigmatisés par une caste de médiacrates qui seront bientôt remplacés eux aussi. Vu le niveau de leurs discours, les IA n’auront aucune difficulté à en produire à foison pour que 90% des gens qui entrent dans les écoles de journalisme ou de communication deviennent eux aussi… obsolètes.

En fait, le problème sur ce point précis, c’est que le revenu universel est un lendemain possible, alors que l’usage de l’IA pour remplacer des artistes afin de réduire les coûts est une réalité d’aujourd’hui.

Ce que cela sous-entend, c’est que si chacun de nous se regarde dans la glace et se demande si dans une société capitaliste il aura encore une place demain… et bien très peu d’entre nous sont assurés de pouvoir répondre par l’affirmative. A titre personnel, je sais comment mon métier à évolué en un quart de siècle, et je vois arriver l’automation de la majorité de mes tâches. Certaines ne me manqueront pas, et il me reste une décennie environ avant de raccrocher, donc, je peux passer à travers les balles.

Mais je crois que parmi les fameuses « classes moyennes », peu de gens comprennent que de la même manière que les machines ont décimé certains métiers au point même d’en faire disparaitre, leurs emplois à eux aussi sont ou seront bientôt sur la sellette. Parlons pas de leurs enfants… D’autant plus que les politiques au pouvoir, eux, ont complètement abandonné toute idée de gouvernance à ce sujet. Après tout, c’est tellement plus facile d’appliquer la même bonne vieille recette : laisser « le marché » mettre les gens dehors et légiférer ensuite pour leur taper sur la tronche et dire que s’ils en sont là, c’est de leur faute.

Ce qui, incidemment, en dit long sur la soi-disant capacité d’adaptation (on parlera pas d’innovation…) de nos chantres du capitalisme.

Pour autant, même si l’automation de certaines professions artistiques est en bonne marche, les jeux ne sont pas encore faits. Comme dans d’autres domaines que l’on pensait condamnés.

La création artisanale d’objets utilitaires, de vêtements, etc, a un peu repris depuis une décennie. Malgré les pressions de la FNSEA et des géants de l’agro-alimentaire, les fermes coopératives ou associatives et les petites exploitations qui misent sur le bio et/ou le local n’ont pas complètement disparu. Les industriels le savent bien, puisqu’ils ont aussi commencé à produire du vêtement pour « éthiques » ou pour geek, par exemple. Ou de la patate bio élevée en serre par des travailleurs précaires. La situation est fragile, mais les jeux ne sont pas encore faits.

De même qu’il existe des tas de créateurs de jeu vidéo avec des moyens limités, alors qu’ils sont face à des boites employant des algorythmes et des moteurs colossaux.

De même que l’essor de la fanfiction en presque trente ans (donc, la production gratuite et massive d’œuvres écrites) a impacté la place de la nouvelle ou du texte court dans la fiction moderne, mais que les romanciers et novellistes professionnels n’ont pas encore été remplacés ni par le tout-gratuit, ni par les bots d’écriture.

On pourrait parler des boulangers, aussi, dont le nombre n’a fait que décroitre au profit des farines et fours industriels employant des gens faiblement qualifiés… et prochainement, encore moins de gens tout court. Et pourtant, l’émergence de boulangeries artisanales et souvent associatives ou coopératives est une réalité, impensable il y a encore dix ans.

A titre perso, je ne vois rien de réjouissant à l’horizon, pour dire la vérité. Dans le meilleur des cas, on verra des « survivants » perpétuer certains savoir-faire, et on ne comptera pas plus les disparus demain qu’on l’a fait hier, dans d’autres secteurs.

Mais ça, c’est l’équation que nous connaissons depuis environ 150 ans, en fait. Il nous est donc difficile de nous projeter dans autre chose.

Mais il est aussi possible que certains non seulement « s’adaptent » et survivent, mais puissent le faire suffisamment longtemps pour que cette question évoquée au tout début de ce texte sur la place de l’humain sans travail trouve une autre solution que celles que nous connaissons et qui n’en sont pas, puisqu’elles considèrent qu’un humain sans travail ne vaut rien.

Et si cette question finit par donner autre chose que ce dogme débile, ce sera par des mobilisations collectives, pas parce que les dirigeants continueront à ne rien diriger tant qu’il n’y ont pas intérêt.

Alors, peut-être que l’on redonnera enfin de la valeur à l’art, l’artisanat, et toutes les formes d’activité qui nous lient les uns aux autres et qu’on a réduit à la donnée du « travail ». Et peut-être que cette valeur ne sera pas seulement cosmétique, et que comme n’importe quel individu, un artiste pourra enfin s’épanouir avec ses talents propres sans avoir à se poser la question de sa survie, et du jugement des autres.

Cette question de notre place dans la société, les ouvrières des filatures, les guichetiers de la RATP, les agents d’accueil des administrations publiques, les caissières de supermarché, ça fait longtemps qu’ils ont l’occasion de se la poser, et on se garde bien de nous le rappeler.

Et leurs métiers à eux, ce sont pas des « métiers passions ». Ils n’y gagnent pas grand-chose : peu d’argent, pas de considération, pas de statut social.

Il me semble qu’il est plus que temps de nous libérer du travail. Et peut-être que la « menace des IA sur l’art », qui ne va pas toucher que des petits artistes qui survivent déjà de manière précaire, mais le milieu dans son ensemble, donc, avec des nantis qui se découvriront bien plus fragiles qu’ils ne le pensaient, ça constitue une bonne occasion pour que le débat de l’humain et du travail, il sorte de sa case, et qu’il devienne enfin un vrai débat de société. Et pas juste un truc que la droite continuera à stigmatiser en prétendant que c’est un hochet de gauchistes pour les fainéants et les imbéciles.

Ironiquement, j’espère que nos amis médiacrates et publicistes, ils sauront *enfin* comprendre qu’il est temps pour eux de changer de camp aujourd’hui… avant de devenir eux aussi obsolètes, demain.

Mais j’ai un doute… alors, bon, il est plus vraisemblable qu’il faudra faire sans eux, en tant que groupe social. Au moins au début.

Comme d’habitude.

Lecture : Dans la toile du temps (Children of Time)

Lu en version originale anglaise, un roman d’Adrian Tchaikovsky. Prix Arthur Clarke 2016.

Le pitch
« La Terre est au plus mal… Ses derniers habitants n’ont plus qu’un seul espoir : coloniser le « Monde de Kern », une planète lointaine, spécialement terraformée pour l’espèce humaine. Mais sur ce « monde vert » paradisiaque, tout ne s’est pas déroulé comme les scientifiques s’y attendaient. Une autre espèce que celle qui était prévue, aidée par un nanovirus, s’est parfaitement adaptée à ce nouvel environnement et elle n’a pas du tout l’intention de laisser sa place. Le choc de deux civilisations aussi différentes que possible semble inévitable. Qui seront donc les héritiers de l’ancienne Terre ? Qui sortira vainqueur du piège tendu par la toile du temps ? »

Après coup (spoilers potentiels)
C’est pas mal du tout, parce qu’en fait, on a deux trames principales :

– d’un côté, le dernier vaisseau humain, dont la majorité des occupants sont en sommeil artificiel qui les empêche de vieillir. Sur le principe, seuls certains individus clefs nécessaires au bon fonctionnement du vaisseau qui va mettre des siècles à atteindre sa destination sont périodiquement réveillés et rendormis. C’est à travers les yeux de l’un d’eux qu’on voit l’évolution de la micro-civilisation interne au vaisseau. Car au fil du roman, d’autres personnes sont réveillées et certaines restent actives, font des enfants, qui font à leurs tour des enfants, qui réveillent à nouveau notre protagonistes ou d’autres personnes clefs comme lui.

– de l’autre, on a donc les habitants de la planète destination du vaisseau. Là, je vous laisse la surprise sur ce qu’ils sont. En ce qui les concerne, vu qu’ils n’ont pas de sommeil artificiel, on fait des sauts générationnels, voire multigénérationnels, pour suivre leur évolution depuis l’émergence de leur sapience jusqu’au moment où ils ont suffisamment évolué pour enfin comprendre les messages du satellite de surveillance en orbite de leur planète (satellite qui constitue une trame secondaire à lui seul) et réalisent qu’il y a un vaisseau d’humains, le peuple qui a causé l’éveil à l’intelligence de leurs ancêtres lointains, fonçant vers eux avec l’intention de s’emparer de leur monde.

Honnêtement, même si les deux trames sont chouettes, c’est la deuxième qui est la plus intéressante, puisque c’est une plongée dans l’évolution d’une société non-humaine et comment elle devient l’espèce dominante de sa planète, en bâtissant une civilisation adaptée à ses propres capacités et atouts (on est donc loin des développements technologiques et des paradigmes sociétaux humains) et en survivant à divers désastres et menaces. C’est d’ailleurs leur différence fondamentale et cependant tout à fait logique dans la manière d’aborder les problèmes par rapport à ce que nous serions tentés de faire dans des situations similaires qui va constituer un rebondissement de taille dans la confrontation à venir.

A l’inverse, nos humains en boite sont quant à eux confrontés aux enjeux d’une civilisation à bout de souffle qui doit absolument trouver le moyen de survivre et dont la nature même risque de sombrer dans la barbarie. Notamment grâce à tous les bons vieux réflexes militaro-colonialistes exacerbés qu’on peut supposer. Le principal protagoniste humain est à la fois acteur mais surtout témoin de cette évolution des derniers représentants de son espèce.

Si la société indigène au monde de Kern n’est pas du tout une utopie et perpétue même plusieurs normes ou coutumes qui n’ont rien de plaisant, elle repose sur des paradigmes sensiblement différents de ceux qui ont donné naissance aux sociétés humaines et à leur structuration. Physiologiquement, les « kerniens » sont tellement différents de nous que leur rapport à l’environnement et les progrès technologiques qu’ils accomplissent pour devenir l’espèce dominante prennent aussi des directions appropriées à leur espèce. De même que la socialisation/civilisation de leurs instincts animaux engendre un rapport au monde et aux autres espèces vivantes également particulier. Entre les humains dans leur vaisseau-arche et les habitants de Kern, ce sont donc bien deux mondes et deux ensembles de conceptions (physiques, mentales, sociales) qui se retrouvent face à face.

Je sais qu’il y a deux autres tomes dans le même univers. Un qui semble être la suite directe du premier (qui constitue cependant une histoire à part entière) et un autre qui prend une direction assez différente. Je pense qu’ils vont apparaitre dans ma pile de lecture dans un avenir proche.

Rétrospective sur Sans Détour

Pour la grande majorité des rôlistes, les Editions Sans Détour (SD pour abréger) nées en 2008 étaient incontournables du milieu francophone du jeu de rôle. On leur doit entres autres des jeux originaux comme Chroniques des Féals (2010), Bimbo (2014) ou les Lames du Cardinal (2014) ainsi notamment que les traductions de Delta Green (2ème édition) et surtout l’Appel de Cthulhu (v6 et v7), avec la création originale de la campagne des Cinq Supplices (2016).

A partir de 2018, le public commence à entendre parler d’affaires mettant en cause la gestion de la société, dans lesquelles on évoque en vrac des droits de licence impayés, des projets financés sur des plateformes participatives inachevés et des centaines de milliers d’euros dont on ne sait pas trop ce qu’ils ont bien pu devenir.

Dans un premier temps, nous allons parler de trois affaires qui suscitèrent beaucoup de commentaires et de réactions dans la communauté mais aussi, pour deux d’entre elles, lésèrent plusieurs milliers de contributeurs. Ces trois affaires sont les droits impayés à Chaosium, le financement participatif du jeu Confrontation et enfin le financement participatif du jeu Aventures.
Puis, nous parlerons des procédures concernant Sans Détour lancées à partir de 2020 et du jugement rendu le 21 juillet 2022 par le Tribunal de Commerce de Lyon. Et je conclurai sur quelques réflexions personnelles sans guère d’originalité.  

Les droits dus à Chaosium
Le 8 décembre 2018, une annonce sur le blog officiel de Chaosium indique que SD n’a plus payé les royalties pour l’Appel de Chtulhu depuis 2016, n’a fourni aucune information sur les ventes de l’AdC durant cette période, ni versé les droits dus à Chaosium sur le crowdfunding de « Les Masques de Nyarlathotep » et « Le Jour de la Bête », ou même seulement répondu aux demandes de Chaosium sur le calcul de ces droits. La licence accordée à Sans Détour par Chaosium étant arrivée à terme en septembre 2018 et Chaosium ayant averti SD de son intention de ne pas la renouveler en novembre, l’absence de réponse de la part de SD provoque cette décision et l’avis officiel correspondant.

Le non renouvellement de la licence oblige Sans Détour à ne plus vendre aucun article qui aurait été produit après ou en cours de production en date du 1er octobre 2018. Cette information apparait dans un deuxième communiqué, le 22 décembre 2018.

Le lendemain, le 23, Chaosium annonce cependant qu’ils accordent une licence spéciale et unilatérale à SD, dans le but de permettre la sortie de Les Masques de Nyarlathotep et Le Jour de la Bête pour que les backers qui ont payé pour ces suppléments lors de leur financement participatif sur Ulule (261.544 euros à sa conclusion le 17 mars 2017) puissent les recevoir un jour. Chaosium précise que cette licence ne donne pas le droit à SD de vendre ces deux produits de quelque manière que ce soit : seuls les backers qui avaient payé pour ces ouvrages lors du financement participatif recevront leurs exemplaires de ces deux suppléments.

Enfin, le 2 janvier 2019, Chaosium précise (toujours sur son blog) que les boutiques qui auraient backé ces deux projets recevront à titre exceptionnel la même licence leur permettant de les obtenir de la part de SD, à concurrence du nombre d’exemplaires qu’elles ont backé en 2017, ce qui le donne le droit aux boutiques en question de revendre les exemplaires obtenus de cette manière.

Le 1 avril 2019, Sans Détour publie un communiqué dans lequel la société déclare simplement que l’aventure AdC se termine pour elle et que ce sont les confrères d’Edge qui prennent la suite (= qui obtiennent la licence auprès de Chaosium). C’est le seul communiqué officiel de l’éditeur sur cette affaire.

Cependant, le 26 avril 2019, Sans Détour annonce sur sa page Facebook (https://www.facebook.com/EditionsSansDetour/posts/2674691102555317/) que ses produits Appel de Cthulhu seront exceptionnellement disponibles pendant quatre jours seulement… mais vendus par une société partenaire, Stellar Licensing & Consulting, basée à Hong Kong et chargée d’écouler les stocks que lui a cédés Sans Détour. Des internautes consultent le profil Linkedin du gérant de Sans Détour, et il apparait qu’il se trouve aussi être le Directeur Général (CEO) de Stellar Licensing & Consulting, depuis sa création en 2016. Partant de là, le post facebook de Sans Détour fait l’objet d’un certain nombre de commentaires (sur FB et ailleurs) dans lesquels l’éditeur est soupçonné ou même accusé d’utiliser ce moyen pour contourner l’interdiction imposée par Chaosium.

image accompagnant le post du 26 avril 2019

De leur côté, les deux campagnes des Masques de Nyarlathotep et du Jour de la Bête sont finalisées et envoyées aux backers. Les coffrets prestige font d’ailleurs l’objet de deux articles détaillés concernant leur contenu sur le site unificationfrance.com en mai et juin 2019.

Sans Détour continue à travailler sur des projets lovecraftiens, hors Appel de Chtulhu et Chaosium. Notamment, la traduction d’une série espagnole de sept livres dont vous êtes le héros appelée Choose Cthulhu. Le Kickstarter lancé le 23 juillet franchit en une heure seulement son palier initial de 10.000 euros et récolte 19.272 euros avant d’être annulé par Sans Détour. La page Kickstarter évoque simplement un litige de propriété intellectuelle, dont on ne saura jamais rien en détail (des rumeurs ont évoqué la police de caractère très semblable à celle utilisée par Chaosium, ou la maquette très proche de celle des LDVELH de Gallimard, mais rien de public n’a été dit depuis cette annulation).  

Chaosium n’a jamais indiqué s’ils avaient fini par récupérer tout ou partie de leurs royalties pour la période 2016-2018, ou la part qui devait leur revenir sur le financement des Masques et du Jour de la Bête. De son côté, Sans Détour n’a jamais publiquement reconnu, contesté ou même commenté les différentes déclarations de Chaosium.

Le financement participatif de Confrontation

Paru initialement en 1998, Confrontation connait quatre éditions avant la faillite de son éditeur, Rackam, en 2010. Après avoir racheté les droits en 2017, via Stellar Licensing & Consulting (la société basée à Hong-Kong dont on a parlé juste un peu plus haut), Sans Détour annonce en 2018 un financement participatif pour lancer une nouvelle édition du jeu appelée Confrontation Classic. Le succès de cette campagne de financement lancée en avril 2018 (403 575 euros) amène SD à annoncer de futurs développements sur cette gamme, notamment Confrontation Resurrection et Confrontation Arena.

image du Kickstarter montrant à quoi aurait du ressembler la boite de base de Confrontation Classic

Sur la page Kickstarter du projet Confrontation, le 5 juin 2019, Sans Détour sort une annonce importante. Parmi les pledges proposés, les Celebration Box Confrontation Classic qui devaient inclure 254 figurines en résine contiendront désormais des figurines en métal. D’après SD, la société qui les réalise (De Tinnen Ross, ou DTR, aux Pays-Bas) peut fournir un métal de qualité supérieure aux figurines métal du jeu de 98. Il n’y aura pas de surcoût pour les backers ayant déjà pledgé pour obtenir les Box (ce qui par contre signifie que SD supportera la différence de poids entre l’expédition de box avec 254 morceaux de résine et avec 254 morceaux de métal… mais seulement pour les Box commandées avant le 6 juin, car celles qui le seront après auront un prix majoré pour tenir compte de ce surcout). La Box sera exclusive au financement participatif et ne sera pas vendue en boutiques. Le début des expéditions est prévu pour fin 2019 et s’étalera sur plusieurs mois, selon la capacité de production de DTR. Pour les autres offres, SD annonce que l’expédition des pledges Collector’s choice résine a déjà commencé.

Le lendemain, SD annonce sur Kickstarter que les boîtes Celebration Box Metal seront vendues à 499 euros jusqu’au 31 juillet, puis à 599 euros ensuite. Cette offre à 499 euros est limitée à 500 boites pour des raisons logistiques.
Le 19 juin, nouvelle annonce : 400 boites à 499 euros sur les 500 disponibles sont déjà réservées par Miniature Market (important site US de vente de jeux en ligne). Le 28 juin, il n’en reste qu’une cinquantaine de disponibles, et 15 en date du 12 juillet.
Dans les mois qui suivent, on apprend via la page Kickstarter que SD sera à la GenCon sur le stand de Miniature Market en aout, ainsi qu’à Octogônes en octobre pour présenter les avancées des futures gammes Confrontation Resurrection et Arena.

Il faudra cependant attendre le 15 octobre 2019 pour avoir des nouvelles concernant le projet lui-même sur sa page Kickstarter. Sans Détour évoque alors une trop grande dispersion de ses effectifs et projets, et annonce réduire la voilure sur la publication d’ouvrages, pour se concentrer sur la réalisation de Confrontation. En particulier la finalisation des box de figurines en métal pour Confrontation Classics. Les retards sont expliqués également par le fait que si les Celebration Box incluent des figurines en métal, d’autres offres sur le kickstarter continuent à inclure des figurines résine, également réalisées par De Tinnen Ross, qui est plus spécialisé métal.
Ensuite, plus un mot de Sans Détour aux nombreux commentaires et questions sur Kickstarter. A ce jour, personne n’a reçu la moindre figurine, y compris les gens qui avaient pledgé pour l’offre résine Collector’s Choice, dont la news Kickstarter du 5 juin 2019 annonçait pourtant le début des expéditions.

Le financement participatif d’Aventures.
Aventures était à l’origine une websérie de jeu de rôle, diffusée sur la chaine Youtube Bazar du Grenier entre le 28 avril 2015 et le 27 mars 2018. Elle était jouée en ligne avec des règles maison via Roll20. Mahyar Shakeri était le créateur de l’univers ainsi que du système d’Aventures, et le meneur de jeu de la websérie.
Sans Détour lance un Ulule pour Aventures le 2 octobre 2017. En l’espace de 2 jours, le projet récolte 4000 souscriptions, après avoir pulvérisé ses premiers paliers en quelques heures.  A sa clôture un mois plus tard, le projet a récolté 7612 soutiens et largement dépassé les 250.000 euros.
Les mois suivants sont meublés par quelques nouvelles sur l’avancée du projet, dont la plus alléchante tombe le 15 novembre, lorsque Mahyar Shakeri annonce qu’il terminera les textes du jeu pour la fin de l’année.

Mais le 14 décembre, tout bascule :

capture d’écran de la déclaration de Mahyar

– le 17 décembre , Sans Détour fait un premier communiqué sur Ulule, déplorant de découvrir cela en même temps que le public.
– le 20, Sans Détour publie un deuxième communiqué, expliquant que le litige est lié au fait que SD demande à Mahyar de produire un document, le Contrat de Licence, qui atteste que Mahyar a bien l’autorisation des ayants-droits de la websérie Aventures. SD affirme avoir réclamé à Mahyar ce document dés le début de la campagne Ulule, donc le 2 octobre 2017, quatorze mois plus tôt. 
–  le 28, Mahyar publie un droit de réponse sur la page Ulule du projet et sur Twitter, dans lequel il conteste en bloc les déclarations de Sans Détour. Il déclare également que l’éditeur ne lui a versé aucun droit d’auteur ou avance depuis la fin du financement participatif un an auparavant, et a refusé de lui donner la moindre information sur l’utilisation des fonds correspondants. Il indique également que de nombreux échanges infructueux entre lui et son éditeur ont eu lieu ces derniers mois sur ces sujets et qu’il a décidé de tout arrêter en désespoir de cause.  

A partir du 28 décembre, Sans Détour ne fait plus aucune déclaration publique concernant l’avenir du projet, ou son litige avec Mahyar. La situation ne s’assainit pas, puisque ni Sans Détour, ni Mahyar Shakeri ne peuvent prétendre porter le projet sans l’autre partie.

Un certain nombre de backers du projet annoncent dans les commentaires sur Ulule qu’ils vont demander à être remboursés. Plusieurs déclarent ensuite que leurs mails et courriers recommandés à l’éditeur n’ont jamais eu de suite. On apprend en lisant ces échanges que courant 2019, la DDPP (Direction Départementale de la Protection des Populations) du Rhône, le département où se trouve le siège de Sans Détour, a lancé une enquête. Elle fait suite à un ou plusieurs signalements déposés par des backers, dans l’espoir d’être remboursés ou au moins de savoir ce qu’est devenu leur argent.  


Le début de la fin
La société Sans Détour est mise en cessation de paiement le 20 mars 2020 et placée en liquidation judiciaire le 14 aout. Les backers de Confrontation et Aventures n’ont plus d’autre solution que de s’adresser au liquidateur dans l’espoir de récupérer leur argent, puisque l’éditeur qui devait réaliser les jeux n’existe plus et que ces derniers n’ont pas été fabriqués. Cependant, ils passent après d’autres créanciers, notamment les salariés dont le liquidateur doit s’assurer qu’ils ont bien reçu tout ce à quoi ils ont droit.

Le 20 aout, Christian Grussi, ex-employé de SD qui a travaillé 12 ans dans la boîte donne son ressenti sur ces dernières années. Il évoque le fonctionnement en interne de la société et aborde également ce qu’il a vécu concernant Aventures. Son témoignage peut être lu dans son intégralité sur le site rafiot-fringant.com. On y apprend notamment qu’entre 2018 et 2020, alors qu’il demandait à être licencié, il affirme avoir été mis au placard et payé à ne rien faire plutôt que SD conclue un accord avec lui. Voici un extrait qui concerne Aventures, dont il était le directeur artistique :  

« « J’avais la charge du dossier Aventures chez Sans-Détour. Et tout se passait très bien avec Mahyar. Nous avions des échanges passionnés et productifs toutes les semaines sur la construction du jeu, la ligne éditoriale, et ça avançait bien. Je voyais même se profiler un univers riche et intéressant, davantage que l’émission ne le laissait déjà transparaître. Bref, c’était la possibilité de transformer un crowdfunding qui s’était fait dans l’urgence en superbe projet.

Mais tout cela a pris fin lorsque j’ai découvert au travers d’échanges de mails que même d’autres auteurs de Sans-Détour n’étaient plus payés, contrairement à ce que nous affirmait la direction.

Les demandes légitimes d’éléments comptables pour produire le jeu étant restées lettre morte, s’en est suivi une procédure légale, afin d’obtenir ceux-ci. Et Sans-Détour est resté muet. Jusqu’au jour des échanges par communiqués interposés. Je cite : « C’est avec stupeur et incompréhension que les éditions Sans-Détour ont appris… » Alors que depuis plusieurs mois il y avait des demandes explicites, écrites, légales de la part de Mahyar. » » 

La Direction Centrale de la Police Judiciaire annonce le 17 décembre 2020 l’ouverture d’une enquête préliminaire pour abus de confiance, concernant Sans Détour sur les projets Confrontation et Aventures. Un communiqué officiel est d’ailleurs publié sur Ulule, dans lequel  sont indiquées les modalités pour que les backers puissent déclarer leur créance devant le liquidateur, ainsi que pour porter plainte, et les documents à fournir.

A ce jour, si l’on en croit les commentaires sur le Ulule Aventures, plusieurs backers qui avaient déclaré leur créance auprès du Tribunal de Commerce de Lyon ont reçu une lettre de confirmation du greffe attestant de sa bonne réception. Je ne sais pas si quelqu’un a effectivement porté plainte pour Aventures ou Confrontation, mais sur les deux fils des financements participatifs, et des forums de discussion, plusieurs personnes ont indiqué à l’époque qu’elles comptaient le faire. Quoi qu’il en soit, de son côté, l’enquête préliminaire pour abus de confiance lancée par la section F2 du parquet de Paris se poursuit.

Le 24 avril 2022, Mahyar fait une vidéo sur sa chaine Réussite Critique, dans laquelle il revient sur ces quatre dernières années. Il y annonce notamment qu’il a enfin pu reprendre la main sur Aventures et qu’il envisage soit avec un éditeur fiable, soit de son côté, de donner une suite et publier enfin le jeu.

Le coup de tonnerre
Le 21 juillet est rendu le jugement du Tribunal de Commerce de Lyon, dont on commence à parler sur les réseaux sociaux début aout.

Le gérant de Sans Détour est condamné à dix ans de faillite personnelle.

D’après le site legifrance.gouv.fr, une faillite personnelle est une sanction frappant un entrepreneur, qui peut être prononcée par le tribunal pour un ou plusieurs des motifs suivants :
– la poursuite abusive d’une exploitation déficitaire ne pouvant conduire qu’à l’état de cessation des paiements (c’est-à-dire continuer en connaissance de cause à faire tourner une société qui ne pourra jamais payer ses créances ni vraisemblablement honorer les commandes de ses clients).
– le détournement ou la dissimulation d’actifs de l’entreprise (c’est à dire de matériels, de licences, de produits et/ou d’argent)
– l’augmentation frauduleuse du passif de l’entreprise (par exemple, trafiquer la comptabilité pour gonfler les dettes de l’entreprise)

Et ensuite 
En ce qui concerne ce jugement, le gérant de Sans Détour peut évidemment faire appel.

S’il ne le fait pas, ou que le jugement initial est confirmé en appel, concrètement, d’après legifrance : « La faillite personnelle emporte interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole ou toute entreprise ayant toute autre activité indépendante et toute personne morale. ».

En ce qui concerne les backers de Confrontation et Aventures, leurs demandes de remboursements doivent toujours être traitées par le liquidateur. Reste à savoir s’il y a encore de l’argent dans les caisses pour régler en partie ou en totalité leurs créances.

Enfin, il y a toujours l’enquête pour abus de confiance ouverte en décembre 2020 par la section F2 du parquet de Paris.

Sans présager de la suite, il est possible qu’un jour cette enquête mène à un second procès concernant Sans Détour. Le procès que nous venons d’évoquer se tenait devant le Tribunal de Commerce (juridiction civile), et si un procès en abus de confiance a effectivement lieu un jour, il relèvera quant à lui du Tribunal Correctionnel (judiriction pénale). 

Réflexions personnelles (alias «à partir de là, vous pouvez partir. En plus, y a pas d’images…»).

Notre milieu
Le jeu de rôle vit par et pour des passionnés, c’est une litote qu’on a souvent lue et entendue. Cependant, cela n’empêche pas les personnes qui y évoluent d’être des humains comme les autres. Il y a donc des gens naïfs, soigneux, incompétents, cyniques, idéalistes, opportunistes, travailleurs, menteurs, généreux, etc.

Parmi les artistes que j’ai côtoyés ces quatorze dernières années en tant qu’auteur professionnel de jeu de rôle, plusieurs ont été en conflit avec des éditeurs. Plusieurs ont obtenu satisfaction après de nombreux efforts, l’intervention d’avocats et beaucoup d’inquiétude. Il faut reconnaitre que notre milieu compte (comme le reste de la société) sa part de gens pas très jolis, ou au minimum, pas très respectueux de ceux avec lesquels ils travaillent, ni du public.

Le discours « on est tous des passionnés », certains s’en sont servis pour justifier leurs propres erreurs (le plus souvent de bonne foi d’ailleurs, mais pas toujours…), ou pour ne pas être très formels ou corrects dans leurs rapports avec les artistes (contrats inexistants ou ambigus, paiements retardés ou fractionnés, textes ou illustrations utilisés mais non rémunérés… voire pire), sans parler de leurs communications à l’intention du public lorsque retards ou catastrophes surviennent.  

Nous, les artistes, avons notre part individuelle de responsabilité, si nous ne prenons pas la précaution de dire à ceux qui nous rejoignent dans le milieu que tout n’y est pas forcément rose. Il ne s’agit pas de raconter que les éditeurs sont des gens malhonnêtes et les artistes des agneaux, mais de rappeler qu’à un moment, tous passionnés qu’on soit, quand nous travaillons à faire naitre un jeu de rôle, ce sont des relations professionnelles qui nous lient.

La disparition de Sans Détour
Un éditeur qui disparait, surtout dans ces circonstances particulières, ça signifie aussi des gens qui doivent trouver un nouveau travail (salariés notamment), ou qui n’ont pas forcément été payés pour celui qu’ils ont fourni comme indépendants. Ça veut dire un acteur de moins dans notre milieu, et dans ce cas précis quelques milliers de clients qui se retrouvent avec de l’argent qu’ils ne reverront peut-être jamais, et des jeux qu’ils attendaient qui ne sortiront pas.

La majorité des sociétés dans le milieu du jeu de rôle sont de petites structures, qui ne comptent qu’une poignée de salariés permanents. Une bonne partie du travail permettant à un jeu de rôle de voir le jour est réalisé par leurs soins. Le reste par des artistes freelance (auteurs, illustrateurs, maquettistes, voire traducteurs) et des prestataires extérieurs (impression, fabrication, distribution). Pour autant, malgré leur taille modeste, ces structures sont des entreprises qui sont dans une situation différente de celle des freelance auxquels elles font appel. Pour le dire poliment, il n’y a pas des masses d’artistes qui vivent du jeu de rôle. Quand un éditeur disparait, et qu’il pèse un certain poids, ce sont ceux d’entre nous dont la création est le métier principal (et je n’en fais pas partie, j’ai un job qui me fait correctement vivre à côté) qui sont particulièrement fragilisés.   

Le recours massif aux financements participatifs.
L’intérêt pour l’éditeur est assez évident : cela lui assure un certain nombre de précommandes, sur lesquelles la marge distributeur et la marge boutique ne seront pas déduites, et surtout d’obtenir la trésorerie pour payer les artistes qui créeront et les prestataires qui fabriqueront le jeu et ses accessoires.

Bien que nombre de projets de jeu de rôle subissent des retards, notamment depuis 2020, en réalité, très rares sont ceux qui sont financés avec succès et ne remplissent pas leurs engagements. Lorsque les backers demandent à être remboursés (parce qu’ils ne veulent plus attendre, ou que des échos sur le contenu du projet les incitent finalement à ne plus vouloir le soutenir) ils n’ont généralement aucune difficulté à récupérer leur argent. On peut le vérifier en allant faire un tour sur les pages ulule ou kickstarter de projets financés et terminés depuis longtemps, puisque les échanges entre backers et éditeurs y sont toujours lisibles : les demandes de remboursement sont rares, et le plus souvent très rapidement honorées.
Les projets Aventures et Confrontation sont des exceptions vraiment remarquables, à la fois par leur déroulement et par les montants collectés. Pour autant, même des éditeurs avec de l’expérience se prennent parfois les pieds dans le tapis.

De manière récurrente, les paliers supplémentaires et autres stretch goals ont causé des problèmes plus ou moins sérieux à certains projets, même montés par des éditeurs expérimentés, pour plusieurs raisons. Les trois plus fréquentes de ce que j’en sais sont :
– les coûts et/ou les délais de fabrication de certains articles mal évalués car devant être faits par des gens spécialisés, ou qui doivent improviser des solutions ponctuelles (certaines figurines ou pièces de monnaie et accessoires par exemple) qui s’avèrent plus onéreuses ou prennent plus de temps que prévu au final.
– oublier que la TVA française sur les dés, figurines, boites, masques, pions, etc. est à 20%, contrairement à celle d’un livre de règles ou de scénarios, qui reste un livre, donc taxé à 5.5%.
– les frais de port, en particulier à l’étranger, qui doivent être ajustés aux offres, y compris quand elles commencent à constituer des colis massifs parce qu’on a débloqué de nouveaux stretch goals en cours de financement. Quand les calculs de fabrication et d’expédition de ces goodies sont bien faits, l’éditeur sait que l’argent obtenu en franchissant les paliers successifs lui permettra de les couvrir. Quand les calculs sont erronés, qu’il y a eu des imprévus ayant majoré les factures des prestataires, ou que la précipitation a amené à des erreurs, c’est lui qui devra en supporter la différence…    

Le public et les financements participatifs
Le recours au financement participatif nous renvoie à notre tendance collective à vouloir non seulement un jeu mais tout ce qui l’accompagne, qu’on débloque durant le financement et qui ne sera pas forcément accessible après, ou pas aux mêmes conditions : cartes grands format, accessoires, dés, pions, coffrets spéciaux, figurines collector, etc. Une bonne partie du mécanisme du financement participatif repose sur la notion d’exclusivité.

Ainsi, assez souvent, ça n’est pas tant de financer la création du jeu lui-même qui nous motive, que d’obtenir l’objet rare qu’il constitue à ce moment précis. Être amateur de belles choses, ou collectionneur, ne sont pas des aspirations problématiques, je préfère le préciser. Chacun fait ce qu’il veut de son argent, et de ses étagères. Mais pour paraphraser une vieille amie « soit tu contrôles tes passions, soit elles te contrôlent ».

Peut-être que nous (les backers) devrions parfois nous rappeler qu’un financement participatif, sur le principe, il a pour but de permettre la naissance d’un jeu en créant un climat de sécurité financière et de sérénité pour tous les maillons de la chaîne qui vont mobiliser avec l’éditeur du temps sur la durée (auteurs, illustrateurs, relecteurs, maquettiste…). Et ce, jusqu’à la production. Ni plus, ni moins. Et que, parfois, un succès remarquable, bien au-delà de l’objectif initial, et l’emballement qu’il suscite peuvent en fait semer les germes de grosses désillusions.

Pour conclure
A mon sens, il faut espérer que les acteurs de l’édition rôliste francophone s’inspirent de la disparition de Sans Détour pour :
– prendre encore plus de précautions lorsqu’ils montent des financements participatifs. Au moins pour ne pas se tirer eux-mêmes une balle dans le pied.

– continuer à professionnaliser leurs pratiques sur le plan administratif, juridique et comptable. « On est tous des passionnés » est un argument qui ne vaut rien quand on doit rembourser ses clients, payer ses freelance ou ses salariés, tenir sa comptabilité, avoir des relations contractuelles avec des artistes… ou passer devant le juge.

– et surtout, qu’ils demeurent attachés à respecter aussi bien leur public que les artistes avec lesquels ils travaillent. Parce que le public et les artistes, ce sont les gens qui les font vivre. 

Ainsi, nous serons tous gagnants.

Sources :

Le blog Chaosium
https://www.chaosium.com/blog/

Communiqué de SD annonçant la fin de son implication dans l’Appel de Chtulhu.
https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.sans-detour.com%2Factualites%2Fdetour-quitte-lappel-de-cthulhu%2F#federation=archive.wikiwix.com&tab=url

http://www.unificationfrance.com, pour les articles présentant les coffrets prestiges de « Les Masques de Nyarlathotep » et « Le Jour de la Bête ».

Page Kickstarter de Sans Détour pour Confrontation
https://www.kickstarter.com/projects/sansdetour/confrontation-classic-the-legendary-skirmish-game

Page Ulule pour Aventures :
https://fr.ulule.com/aventures-le-jeu/

La chaine Youtube Réussite Critique, de Mahyar
https://www.youtube.com/channel/UC7D9Q0WzEejlgdXywAgz79A

Publication de la liquidation judiciaire :
https://www.procedurecollective.fr/fr/liquidation-judiciaire/1588968/sans-detour.aspx

Le témoignage de Christian Gucci
 https://rafiot-fringant.com/retour-sur-sans-detour/?fbclid=IwAR1TVRQaa02J6E3Kfe-jpeabG_c5d69l8hRTXeTvs02rQfuxqNOCURLuPN4

Le communiqué de la Police Judiciaire sur Ulule le 17 décembre 2020 :
https://fr.ulule.com/aventures-le-jeu/news/communique-police-justice-publie-par-lequipe-ulule-282595/

L’annonce officielle du jugement du tribunal de commerce du 21 juillet 2022.
https://www.bodacc.fr/pages/annonces-commerciales-detail/?q.id=id:A202201512127&fbclid=IwAR0VFjwlerTQMoYanQxgwCjhz7E8VtOS_YNxGEfPbt-icoTrBtJgzf5EIRI